Le sens premier du mot « unmanned », en anglais, est « sans équipage ». Et en effet, voici un étrange jeu qui vous propose de vivre une journée dans la peau d’un contrôleur de drone militaire, ces avions sans pilotes prétendant faire de la guerre une activité « propre ». Vous êtes donc un soldat qui ne voit plus le terrain « en vrai » et contrôle son appareil au joystick, les yeux rivés sur un écran. Vous jouez à « être » un personnage dont le métier ressemble à un jeu vidéo, et nous allons le voir, ce n’est pas le seul parallèle entre votre place et la sienne.
« Unmanned », c’est aussi « abandonné des hommes », « désincarné ». Un qualificatif qui va comme un gant au héros que vous accompagnez. Mal à l’aise dans son corps massif de militaire, il trimbale un regard mélancolique et donne en permanence l’impression d’être là sans être là. Vous entrez dans sa vie au moment où il se réveille d’un rêve étrange comme en font les anciens soldats, peuplé de villageois afghans en colère et ponctué par une métamorphose qui le voit se changer en drone pour s’évader. Ensuite, au fil de la journée, quand vous allez l’aider à se raser, à ne pas mourir d’ennui sur la route qui l’emmène à son travail, à accomplir sa mission de guerrier de bureau, et à conduire de front partie de Modern Warfare et discussion avec son fils hyperactif, vous ressentirez vous aussi cet impérieux désir d’être ailleurs.
Car c’est une histoire de la lassitude qu’Unmanned se propose de vous faire vivre. Si la liste des « activités » prévues vous parait rébarbatives, c’est tout sauf un hasard. Dans cette expérience interactive, votre place de joueur rentre en résonance avec la vacuité, l’absence de sens, la déprime qui hantent le quotidien de votre alter-égo. C’est l’audacieux pari de la Molleindustria et No Media Kings, les auteurs du jeu : vous emmerder autant que s’emmerde le personnage.
Mais tout ça n’est qu’un leurre, car le vrai défi d’Unmanned n’est pas d’endurer les passages vides de sens – c’est plutôt de réussir à en retrouver. L’écran de jeu est partagé en deux, et si toutes les interactions précédemment décrites ont lieu dans la partie de droite, la gauche vous propose un challenge d’un autre genre : vous aurez à y faire des choix pour faire avancer l’histoire. Les introspections du héros, ses possibilités d’action, ses réponses dans un dialogue avec d’autres personnages s’afficheront à l’écran, et ce sera à vous d’orienter le soldat. La plupart de ces choix n’auront pas grande importance, mais certains seront cruciaux. Faut-il draguer ma collègue ? Parler avec mon fils de son rendez-vous chez le médecin ? Et surtout, est-on vraiment sûrs que ce petit tas de pixels, sur mon écran de contrôle, est bien un terroriste ennemi qu’il est pertinent d’atomiser à coup de missiles ?
Dans la position dans laquelle vous êtes, anesthésié par les interactions mécaniques et limitées de l’écran de droite, saurez-vous faire les « bons » choix dans celui de gauche ? Se poser cette question, c’est s’interroger, en parallèle, sur la place qui est laissée à la réflexion, à la conscience et à l’autodétermination dans les choix qui se présentent à votre personnage, et par extension aux vrais pilotes de drones dont il est la représentation. Cette réflexion est-elle encore possible, dans une société de la diversion, ou même la guerre, activité radicalement humaine, est désincarnée ? Quelles questions conservent du sens, quels choix conservent du poids, dans ce contexte ? Qu’est-ce, alors, qu’être libre ?
Tout dans Unmanned est conçu pour souligner ces questionnements. Par exemple, à la fin de chaque séquence de jeu, vous pourrez remporter des « récompenses », des médailles virtuelles vous informant de votre « réussite ». Là encore, une dichotomie s’installe : les médailles de l’écran de droite célébreront votre capacité à accomplir les interactions, c’est-à-dire à « faire ce qu’on vous dit », à suivre les règles du jeu, représentation métaphorique des ordres militaires. Celles de l’écran de gauche, en revanche, signaleront votre capacité à explorer les choix qui vous ont été offerts, à remettre en question les préjugés que vous, en tant que joueur, pouvez avoir sur le personnage que vous contrôlez. Ratez-en une, et vous savez que vous avez « loupé quelque chose ». Un ingénieux principe de game design pour mettre en avant le propos d’auteur inclus dans Unmanned.
Bien sûr, Unmanned n’est pas parfait. Son design manque par exemple cruellement de feedback. Le joueur n’a souvent qu’une vague idée de ce qu’il est censé faire – condition pourtant sine qua none à l’émergence de la question « Est-ce que je veux le faire ou pas ? ». En fait, comme cela arrive régulièrement avec les productions signées La Molleindustria, Unmanned s’adresse d’abord aux joueurs un peu intellos ayant une bonne connaissance des codes du jeu vidéo et étant prédisposés à se creuser la tête en jouant. C’est d’autant plus dommage qu’il apporte la preuve que nous sommes devant une nouvelle et prometteuse façon de raconter une histoire, mêlant narration classique, interactivité, rhétorique des règles et expressivité de l’illustration. J’espère que cette analyse vous permettra de poser sur Unmanned un regard curieux, les initiatives exploitant le jeu vidéo dans ce sens étant encore bien trop rares pour ne pas être encouragées.
Par Florent Maurin.
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Doit-on encore présenter la Molleindustria ? Ce collectif de développeurs italiens s’est fait connaître avec une série de jeux « a message ». Des titres en flash, jouables gratuitement, qui traitent de sujets controversés avec une acidité et une efficacité rarement égalées. Des exemples ? Que ce soit The McDonalds Game, simulation au vitriol du fonctionnement de la célèbre chaîne de fast food, Operation Pedopriest, qui s’attaque à la protection des prêtres pédophiles par l’église, ou encore Oiligarchy, intelligent simulacre de jeu d’exploitation du pétrole (bien plus profond qu’il y parait), un jeu Molleindustria ne ressemble à aucun autre. Mais récemment, Paolo Pedercini, le leader du collectif, s’était essayé à des expériences plus métaphysique, et aussi plus narratives, traitant par exemple de l’infernale routine d’un travailleur de bureau (Every day the same dream). C’est cette direction qu’il explore à nouveau avec Unmanned.
Très bon papier !
Merci, Martin 😉