Quand Julien Goetz est venu me voir, en novembre dernier, il avait dans ses valises une demande en apparence simple. « J’écris une expérience interactive sur les Spin Doctors, pour accompagner la diffusion télé de deux documentaires. Je veux faire un truc qui progresse comme une histoire, mais qui se vit comme un jeu. Donc, j’ai besoin d’un game designer, et j’ai pensé à toi. » Les guillemets sont indicatifs, mais sur le fond, c’était ça.
Cette demande m’a à la fois ravi et terrifié.
Terrifié parce que depuis que le jeu vidéo existe, des gens se posent la question de la réconciliation entre la progression de l’histoire et les mécaniques ludiques. Un sacré paquet de game designers, parmi les plus brillants, s’y sont cassé les dents, à coup de cinématiques bancales ou de messages que personne ne lit. Avec ma modeste expérience d’une dizaine de projets, je ne trouvais a priori pas ça hyper raisonnable de m’attaquer à ce défi – un peu comme gravir l’Everest. Par la face Nord. En tongs.
Et si les ludologues avaient raison ? Et si un jeu était avant tout une expérience systémique, le plaisir de la liberté émergente entre des règles strictes ? Et si toute histoire, dans un jeu vidéo, n’était que secondaire, vouée à « sonner faux » de par la rigidité d’une structure plus ou moins linéaire (on ne se sépare pas comme ça de plus de 6000 ans d’Épopée de Gilgamesh) ?
Terrifié, donc. Mais aussi ravi, parce que j’avais une botte secrète. J’allais faire ce que tout bon créatif fait dans cette situation : voler sans vergogne le travail de quelqu’un d’autre.
Il se trouve que j’avais justement, quelques mois auparavant, joué à un titre qui avait radicalement changé ma façon de voir les choses en matière de narration interactive. Ce jeu, c’est bien évidemment The Walking Dead. Je vais essayer d’être le plus synthétique dans ce que j’ai à dire sur TWD, sinon on y est encore demain, mais si vous n’avez pas encore joué à cette perle signée TellTale, une chose : foncez. Ah, et une autre : vous ne savez pas à quel point je vous envie d’avoir encore ça à découvrir.
TWD est un jeu de Zombies. C’est un jeu dans lequel il faut parfois résoudre des énigmes sous la menace des Zombies. C’est un jeu qui vous propose des QTE, des moments où vous devez massacrer un bouton pour éviter de finir en saucisse cocktail pour les Zombies. Autant d’éléments de gameplay qui fonctionnent très bien, mais en vrai, on s’en fout complètement. Ce qui rend TWD extraordinaire, c’est que c’est avant tout une histoire – une histoire qui ne peut pas exister sans vous.
Régulièrement, dans TWD, vous aurez à prendre des décisions pour Lee, le protagoniste principal. Quand l’aventure commence, vous n’avez qu’une connaissance minime de ce personnage : il est noir, la petite quarantaine, et il a manifestement fait une connerie vu qu’il est en route pour la prison. C’est tout. Pourtant, très rapidement, vous allez devoir l’aider à trancher des dilemmes cornéliens, à décider s’il vaut mieux mentir où être honnête, sauver ou abandonner, tuer ou risquer de mourir (généralement mangé par des Zombies, mais on s’en fout, je vous dis).
Comment prendre ces décisions sans en savoir plus sur Lee ? Comment, même, savoir si Lee « vaut le coup » d’être sauvé par vous ? Simple : très vite, presque par nécessité, une bascule s’opère. Vous commencez à décider pour vous-même, et plus pour votre héros. Celui-ci disparaît, ou plutôt il se transforme en vecteur de votre propre moralité. Et quand, à la fin du jeu, vous avez à trancher la plus terrible des alternatives, vous avez tellement investi émotionnellement que si vous ne pleurez pas comme une madeleine, c’est que vous êtres UN PUTAIN DE CAILLOU.
A mon sens, le trait de génie de The Walking Dead est là : la partie la plus intéressante de son gameplay consiste à créer les conditions pour que l’histoire se déroule au moins autant dans votre tête que sur l’écran. Pour y parvenir, le jeu utilise trois éléments : les choix, les conséquences et la tension.
Mais nous, on voulait parler des Spin doctors. Du coup, on a repris ces trois trucs, remplacé les Zombies par un conseiller en com’, et voilà le travail.
Comment ça, « pas assez développé » ? Bon d’accord, pour ceux que ça intéresse, je vais un peu rentrer dans le détail.
1) Les choix
Vous n’êtes pas un Spin doctor. Si vous l’êtes, vous feriez mieux d’aller conseiller François Hollande sur sa comm’ plutôt que de perdre du temps sur mon blog, allez, filez. Vous n’êtes pas un Spin doctor, puisque vous êtes toujours là, et donc la première question qui s’est posée à nous a été « Comment faire pour que vous vous intéressiez aux choix qui se posent à un Spin doctor ? ». Mais Julien Goetz est un malin, on ne la lui fait pas, alors il a répondu à cette question par un changement de perspective : nous n’allions pas vous proposer d’incarner un « spin », mais plutôt de vous mettre dans les baskets du client d’un spin. En l’occurrence, Louis Esmond, chef d’entreprise.
Mais voilà : vous n’êtes pas non plus forcément un chef d’entreprise. Si vous l’êtes, vous feriez mieux d’aller martyriser des stagiaires plutôt que de perdre du temps sur mon blog. En revanche, vous êtes sûrement un être humain, avec ses angoisses. Arriver sur un site et tombez nez à nez avec un mec roulé en boule, prostré dans un coin, il est possible que ça vous intrigue, que vous ayez envie de savoir comment il en est arrivé là. Alors quand, en plus, après une courte scène d’exposition, vous apprenez que son bras droit s’est suicidé, vous allez – en tout cas, c’était notre pari – vouloir en savoir plus. Vous allez souhaiter connaître le fin mot de l’histoire.
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Note de service : à partir d’ici, ça va spoiler à tout va. Vous voilà prévenus
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Seulement voilà : à ce moment de l’aventure, ce fin mot n’existe pas. Il n’est pas encore écrit, ou plutôt, il est écrit de plusieurs façons différentes. Le destin de votre Louis Esmond ne sera probablement pas celui d’un autre, et il attend vos choix pour exister.
En effet, à chaque fois que vous prendrez une décision pour Louis, celle-ci aura des conséquences. Plus exactement, si on soulève le capot, chacun de vos choix a une influence sur une ou plusieurs des six variables que nous avons créées, et qui nous permettent d’adapter le récit à vos mesures. En voici la liste :
- Stress
- Confiance du spin doctor
- UBM
- Culpabilité
- Honnêteté
- Karma
Les trois premières variables sont visibles : elles sont tout le temps affichées à l’écran, matérialisées par les trois jauges en bas, à gauche. Leur rôle (en matière de game design) sera expliqué un peu plus loin dans cet article. Les deux suivantes, culpabilité et honnêteté, ne sont pas visibles. Elles représentent en quelque sorte votre moralité dans cette affaire, et servent un objectif très précis, que je détaillerai également plus tard. Ce qui nous intéresse, tout de suite, pour comprendre comment choix, gameplay et histoire s’entremêlent dans notre jeu, c’est la dernière variable, invisible elle aussi : le karma.
Dans Jeu d’influences, vous êtes souvent amené à faire des choix alors que votre niveau d’information sur une situation donnée est incomplet. Mais parfois, nous vous proposons aussi des choix d’enfoiré. La possibilité vous est alors donnée de faire quelque chose en sachant pertinemment que votre décision va nuire à quelqu’un : un ami, une connaissance, ou même un étranger. Êtes-vous prêt à en arriver à une telle extrémité ?
Si vous « répondez » oui par vos choix, votre variable karma va être décrémentée. Au contraire, si vous refusez de nuire aux autres, de les menacer, ou de les contraindre dans votre propre intérêt, vous gagnez du karma. Cette variable passe donc son temps à osciller entre le positif et le négatif (sauf si vous êtes un ange ou un sac à merde).
Mais à la fin de chaque chapitre, un flash-back vous ramène quelques mois en arrière, pour vous donner du contexte sur la situation que vous vivez. Or, il y a toujours au moins deux versions de ce flash-back : une dans laquelle vous êtes la victime d’événements qui échappent à votre contrôle, et une autre dans laquelle vous vous comportez comme un patron peu scrupuleux, voire comme un criminel, voire comme une ordure finie. Quelle version allez-vous voir ? Cela dépendra : votre Karma est-il positif ou négatif à ce moment-là ?
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a 5 chapitres dans Jeu d’Influences (plus une intro). Ça laisse de la place à la rédemption comme à la damnation. Rien qu’au niveau des flashbacks, il y a donc 2^5, c’est-à-dire 32 histoires possibles. Un peu plus, en fait, car le dernier chapitre ne propose pas deux flahsbacks différents, mais quatre…
Parmi les retours de joueurs que nous avons eus, certains se plaignaient d’avoir à faire des choix sans connaître le passé de Louis. Je peux comprendre que ça soit déstabilisant. Mais l’argument « si j’avais su qu’il avait fait ça, j’aurais pas agi comme ça », lui, m’amusait beaucoup, car je savais que si le joueur avait vu un flashback de Louis perpétrant une horreur, c’est parce que lui-même avait opté pour des décisions pas jolies-jolies…
En fait, ce choit de gameplay est aussi un choix éditorial. Julien et moi tenions ainsi à mettre en valeur le fait que les conseillers en communication de crise ne sont pas là pour vous entraîner d’un côté ou l’autre de la force. Un spin doctor est un simple outil pour un chef d’entreprise (ou un homme politique), comme une pelle, ni plus, ni moins. Les spins feront ce qu’on leur demande de faire. Avec une pelle, on peut planter un olivier ou casser un crâne. Mais il y a peu de chance que l’homme qui fende des têtes à la pelle ait été, quelques mois plus tôt, un arboriculteur pacifiste. Dans Jeu d’Influences, donc, c’est la façon dont vous utilisez votre spin, au présent, qui écrit le genre d’homme que vous étiez, au passé.
Une autre de nos préoccupations était que les choix que nous proposions au joueur, les décisions que nous exigions de lui, ne le détournent en aucun cas de la fiction dans laquelle nous le plongions. Tous tenions absolument à ne pas abîmer la fameuse « suspension de l’incrédulité » par des injonctions mal placées.
Nous avons donc opté, la plupart du temps, pour des choix binaires. J’ai même proposé à Julien que notre jeu fonctionne comme Tinder : un swipe vers la droite pour un « oui », un swipe vers la gauche pour un « non ». Je voulais une immédiateté, une simplicité de prise en main qui permette de se concentrer sur l’expérience. Nous sommes finalement restés sur de bon vieux boutons à cliquer, mais le principe n’est pas très différent.
Cependant, simplicité et binarité n’étaient, dans nos esprits, en aucun cas synonymes de simplifications et manichéisme. Dans le jeu, chaque décision est binaire, mais chaque situation propose une série de décisions, permettant au joueur de garder un grand contrôle sur la précision de sa réaction à la situation. Ça a été assez infernal à écrire pour Julien, mais la vraisemblance documentaire était à ce prix.
A ce propos, une autre donnée nécessaire à l’immersion du joueur dans l’histoire était l’inclusion, par Julien toujours, d’éléments de réel. Soyons clairs : Jeu d’Influences est une fiction, et se revendique comme tel. Mais c’est une fiction extrêmement documentée, un mashup de plusieurs « affaires » de com’ ayant vraiment existé. On y retrouve du Costa Concordia, du Cahuzac, du Findus et bien d’autres. Et si Louis Esmond n’existe pas, il est pourtant l’enfant imaginaire d’un tas de patrons d’entreprise s’étant retrouvés, généralement malgré eux, sous les feux des projecteurs.
Sans ces éléments du réel, pas de choix vraiment intéressants – donc pas de jeu. Une bonne partie de mon travail de game designer a donc été de « traduire » toutes ces péripéties en éléments compréhensibles par le système artificiel que nous avons conçu. C’est le travail que j’évoquais un peu plus haut : définir 6 variables qui seraient la « grille de lecture » de notre situation, puis passer au peigne fin les écrits de Julien pour incrémenter ou décrémenter ces variables, selon l’interprétation que nous en avions. Telle situation a été terriblement dure à vivre pour le patron à qui elle est arrivée ? Dans le jeu, faire le choix qui y mène augmentera la variable « stress » de 10 points. Telle autre a éteint les feux médiatiques ? Elle réduira l’Unité de Bruit médiatique de 30 points…
J’ai ainsi élaboré un tableau Excel décrivant chaque scène du jeu, chaque décision possible, et son effet sur nos six variables.
Quand j’explique aux gens que je trouve cet exercice hyper poétique, ils me regardent généralement avec des yeux ronds.
… Merci d’avoir lu jusqu’ici, la suite de ce post-mortem se trouve ici !
Hey mais ce jeu est dingue !! J’adore X) bravo
Merci !
Salut !
Ce serious game m’a beaucoup marqué au moment où je l’ai fait. C’est d’ailleurs l’un des meilleurs serious auquel j’ai pu jouer et j’en ai testé un bon nombre étant moi-même game designer.
Bref, un grand bravo à vous et ce fut un réel plaisir de lire cette première partie de post mortem, riche en informations et en enseignements. Je suis donc à la recherche de la seconde partie. J’aimerais savoir si cette seconde partie sera un jour publiée ou non.
Merci,
Un fan. 😉
Je suis déçu après avoir été super emballé…
Pourquoi, parce que la finalité n’est pas la gestion de l’affaire mais la gestion du stress, je m’en suis rendu compte après être tombé sur un mur infranchissable au milieu du chapitre 5. Moralité, ce que je croyais être un outil permettant de m’ouvrir ou pas certaines possibilités (moins de stress, plus de décisions possibles car plus de sérénité), est une simple jauge de santé. Et j’ai franchi un checkpoint d’autosave avec une santé trop basse. Pas de bol, j’ai un bossfight Médiapart à traiter.
Ce vieux goût d’amertume, comment un projet aussi brillant de gamedesign a-t-il pu se prendre les pieds dans le plat à ce point. Moralité, je ne saurais jamais quelles sont les conséquences de mes actions -les premières, basées sur ma propre émotion et reflexion, et non sur la rejouabilité forcément biaisée- sur l’entourage du héros.
Tellement déçu…
Hum… Guillaume ? Savez vous qu’on n’est jamais plus confiant, et donc moins stressé, que quand on est bien informé ? Regardez donc la vidéo que votre Spin vous propose, et vous devriez pouvoir vous en sortir…