2011 fut l’année de l’expansion pour la gamification. Vous n’avez jamais entendu parler de ce terme barbare ? Je vous conseille le très bon article de RSLN sur le sujet. En bref : « gamifier », c’est appliquer des logiques de jeu à une activité pour la rendre ludique. En pratique, le plus généralement, il s’agit d’attribuer à l’utilisateur des « badges » ou toute autre forme de colifichets virtuels pour récompenser un comportement jugé positif, et de lui attribuer un score pour qu’il puisse se comparer aux autres… et tenter de les dépasser.
Ces dernier temps, donc, de nombreux domaines sont passés à la moulinette de la « gamification » : on gagne des badges en signalant sa présence dans Foursquare, on « score » des points en apprenant des compétences en ligne (comme dans l’excellent Code Academy), et certaines entreprises ayant manifestement flairé le filon proposent même de gamifier la saisie des feuilles de paie ou les émissions de CO2 d’une famille.
Je me demandais donc qui serait le premier à transposer l’idée en politique. Et c’est l’équipe de François Bayrou qui a remporté la course (ils reçoivent le badge « Speedy Gonzales » pour l’effort). Mardi, une nouvelle rubrique a en effet été ajoutée au site www.bayrou.fr Baptisée « les volontaires », elle propose à qui veut de s’inscrire et d’accomplir des « missions » pour soutenir la candidature du centriste :
- Faire un don
- Télécharger l’app Bayrou 2012 sur son iPhone,
- Envoyer à des enseignants le message de soutien de FB,
- Twitter pendant une intervention du candidat à la télé,
- Se rendre à un meeting
- …
A chaque action accomplie (la plupart sont validées sur la base d’une simple déclaration), le joueur-militant remporte quelques « décibels », des points témoignant de sa capacité à « faire entendre sa voix ». Et si son investissement est constant, il peut aussi décrocher des badges liés au type d’actions menées (présence sur le web ou les réseaux sociaux, participation à des meetings, recrutement d’autres « joueurs » etc).
Evidemment, le joueur/militant est aussi affublé d’un « rang », comparant son score à ceux de ses camarades. La panacée ? Faire son entrée dans le « top 3 » des meilleurs « volontaires », prêts à accomplir toutes les actions pour « donner de la voix pour François Bayrou ».
Autant le dire tout de suite : je n’ai rien contre la « gamification » dans l’absolu. Même si je trouve son principe un peu fade comparé à la puissance rhétorique d’un vrai jeu vidéo, dans certains cas, elle peut être utile pour structurer et orienter une communauté d’utilisateurs. Et je suis par ailleurs convaincu que le jeu est une activité noble, dont la réputation a besoin d’être soignée, et dont la définition doit être élargie.
Mais tout jeu implique une relation entre le « maître du jeu » et les personnes qui jouent, et cette relation est très expressive. Selon la manière dont le créateur (aussi appelé « game designer » dans le jargon du jeu vidéo) aura pensé les règles du jeu, le rôle des joueurs, leur implication et l’expérience qu’ils en tireront pourra varier du tout au tout. Le game design est un langage, et comme dans tout langage, il importe de réfléchir avant de parler.
Dans « les volontaires », les règles du jeu sont les suivantes :
Je fais ce qu’on me dit -> je gagne des points
Quand Europe1.fr m’a contacté pour me demander ma réaction aux « Volontaires » pour un article, je n’avais pas encore vu de quoi il s’agissait. Pourtant, j’en avais déjà une intuition, qui s’est avérée. La gamification telle qu’elle est pratiquée ici n’est pas une expérience de jeu. C’est un dispositif marketing qui a un but principal : amener les utilisateurs à faire ce qu’on veut qu’ils fassent. Ici, les utilisateurs sont des militants, ou au moins des sympathisants. Alors on leur présente une liste d’actions militantes, et à chaque fois qu’ils en mènent une à bien, on les récompense avec des points, voire des badges.
Imaginez un casino dans lequel le but de la direction serait de pousser les clients à utiliser les machines. Comment faire ? Il suffirait de remplir les bandits manchots de jetons en plastique, et de rendre toutes les parties gagnantes. Ce serait sans nul doute efficace… pendant un certain temps. Mais est-ce que ce serait fun ? Est-ce que ça aurait du sens ? Est-ce que ça amènerait à penser ? En bref, est-ce que le « jeu » en vaudrait la chandelle ?
La critique est aisée mais l’art est difficile, alors essayons de déterminer ce qu’il manque aux « Volontaires ». Dans une passionnante présentation, Sebastian Deterding dresse la liste des trois ingrédients nécessaires à ce genre de gamification pour devenir un vrai jeu.
Les voici :
– le sens. Les récompenses ne doivent pas être leur propre justification, mais plutôt un couronnement d’une activité pleine de sens pour l’utilisateur. Dans le cas des « Volontaires », il serait nécessaire de donner beaucoup plus de contexte qu’actuellement aux actions demandées. Pourquoi est-ce important de transmettre à des proches les lettres de François Bayrou ? Comment l’argent que je donne va-t-il être utilisé ? En quoi télécharger une appli iPhone va-t-il bien pouvoir aider le candidat que je supporte ? En bref : quel est le sens des actions qu’on me demande d’accomplir, à part « gagner des points » ou « faire comme les X autres qui ont déjà accompli cette tache » ?
– la maîtrise. Comme le soutient Raph Koster dans son excellent livre, A Theory of Fun, l’intérêt qu’on a pour le jeu vient de ce qu’on a l’impression d’apprendre, de progresser dans le défi qui nous est lancé par les règles. Sanctionner la « progression » par des badges qui disent « c’est bien, tu as fait ce qu’on attendait de toi » est une conception behavioriste un peu rouillée du game design (voire du design en général). Il vaudrait mieux lancer aux joueurs/militants de vrais défis, ordonnés, structurés, de plus en plus complexes, de plus en plus exigeants. Avec la promesse d’apprendre aux joueurs à devenir des militants de plus en plus efficaces. Des défis variés, dans leurs thèmes comme dans leur mode de résolution, qui les aideraient à structurer leur action de supporter politique.
– L’autonomie. La différence entre le travail et le jeu, c’est qu’on joue parce qu’on en a envie, sans coercition. Quand on se sent contrôlé, notre envie de jouer étouffe peu à peu. Or, recevoir une récompense parce qu’on a fait quelque chose donne cette impression d’être sous contrôle (comme on reçoit une note pour un contrôle à l’école), et cela dévalue l’activité qu’on vient d’accomplir, puisqu’on a besoin d’être « payé » (fut-ce en points) pour la faire. C’est le risque quand on greffe des récompenses extrinsèques sur une activité, comme c’est souvent le cas dans la gamification. Il y a plusieurs solutions à ce défaut : laisser le joueur poursuivre des buts qu’il se fixe lui-même, piquer son intérêt en lui donnant des récompenses qu’il n’a pas anticipé, lui permettre d’expérimenter et de s’amuser tout en restant sur les rails de l’objectif à atteindre. Sur ce point, la possibilité offerte aux joueurs/militants des « Volontaires » de proposer leurs propres actions est une bonne idée, mais qui ne va pas assez loin. Ces nouvelles actions auraient à gagner à être discutées en équipe, élaborées à plusieurs (en s’appuyant par exemple sur des ressources sur l’action militante, ou sur l’aide d’un community manager), puis soumises à la validation de la communauté, voire du candidat lui-même. Et pourquoi mettre les utilisateurs en compétition en comparant leurs scores ? Ne sont-ils pas censés avancer tous, chacun à son rythme, dans la même direction, celle de la victoire de François Bayrou ?
Sans un gros travail sur ces trois points, qui permettraient de proposer au joueur une vraie expérience, toute gamification est vouée à courir le risque de s’apparenter à une tentative d’exploitation des utilisateurs, comme le dénonce le chercheur américain Ian Bogost, une référence dans le domaine.
Alors oui, recourir au jeu, et le sortir de son acception habituelle d’ « activité gratuite réservée aux enfants » est une bonne idée. Les expériences profondément engageantes et touchantes que l’on peut vivre par le jeu peuvent nous mobiliser efficacement et avec enthousiasme autour d’une problématique (comme dans les newsgames) ou pour une cause donnée – pourquoi pas une cause politique ? En tant que défenseur de ce point de vue, je tire mon chapeau à l’équipe web de François Bayrou pour avoir eu l’ouverture d’esprit de s’aventurer sur la piste de la gamification. Mais je l’encourage aussi à aller plus loin, et à collaborer avec des game designers en plus des agences de com’ et des pros du marketing. Faites plus confiance à votre public, à la richesse et à l’intelligence de vos électeurs. Proposez-leur de jouer vraiment au lieu de tenter de les conditionner par le jeu. Allez, encore un effort !