Parfois, les jeux vidéo deviennent fous. Ils sortent de leurs sentiers battus depuis 50 ans, délaissent leurs trolls, leurs aventurières girondes, leurs plombiers en salopette mangeurs de champignons, et s’aventurent sur un territoire inexploré : le réel. Après tout, pourquoi pas : rien dans la définition des jeux vidéo ne les condamne à la trivialité. Mais ils ne se renient pas pour autant complètement : ils restent des jeux, des univers régis par des règles, qui évoluent en fonction des actions de l’utilisateur. Ils proposent alors une représentation (aussi appelée modélisation, car elle fait appel à la programmation) du réel, une « certaine vision » de celui-ci ; en cela, ils deviennent des jeux-documentaires.
En proposant à l’utilisateur, le temps d’une partie, d’endosser un rôle qui n’est pas le sien, les jeux vidéo documentaires misent sur l’empathie pour provoquer la réflexion. En tant que joueur, je fais des choix, et le système me présente leurs conséquences. Pour « gagner » la partie, je dois comprendre la situation du personnage que j’incarne et essayer de prendre les meilleures décisions – c’est-à-dire celles que le créateur du jeu, ou « game designer » (l’« auteur », pour reprendre le langage du documentaire) a jugé les plus opportunes. En ce sens, les jeux-documentaires ne sont jamais des simulations, des représentations réalistes de la vie dans toute sa complexité. Ils ne prétendent pas vraiment me mettre « dans la peau de », ni refléter le réel dans toute sa complexité. Ce sont plutôt des catalyseurs de l’attention, des outils de problématisation qui me posent des questions que je ne me poserais pas seul. Qui me proposent non pas de vivre, mais de réfléchir sur d’autres vies que la mienne.
C’est notamment le but d’un récit interactif comme Envers et contre tout. Dans ce jeu, produit par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, on incarne un opposant à un régime militaire, contraint de fuir son pays pour ne pas finir en prison. Les épreuves affrontées sont nombreuses : interrogatoire musclé, fuite précipitée en pleine nuit, arrivée dans un pays étranger et hostile, difficultés d’intégration…
A chacune des douze étapes du périple, un mini-jeu demande de faire des choix, alors même que, comme le personnage qu’il guide, le joueur n’a pas toutes les données du problème en main. A la moindre erreur, la sanction est sans appel : c’est le « game over », qui provoque un puissant sentiment d’injustice. La réussite, elle, est récompensée par l’accès au niveau suivant, mais aussi à des documents pour en savoir plus sur la vie du réfugié.
Pour autant, Envers et contre tout n’est pas entièrement satisfaisant du point de vue du joueur. Il adopte une forme de narration très linéaire, ce qui le rend moins intéressant à rejouer : chaque partie ressemble à la précédente.
Dans le monde du documentaire aussi, la narration linéaire a été remise en question ces dernières années. « Aujourd’hui, dans certains de nos webdocumentaires, nous suivons la piste de la ‘délinéarisation’, revendique Alexandre Brachet, du studio de production de contenus multimédia Upian. Nous tentons de laisser l’utilisateur choisir quel contenu il veut consulter, et quand il veut le faire. Je pense que cela devient un des piliers de l’écriture interactive. » Une question se pose alors : si l’auteur renonce à prendre son public par la main, à le guider à travers son documentaire, comment peut-il être sûr que son travail sera consulté intégralement, et bien compris ?
Sur ce point, les jeux vidéo ont un avantage sur les documentaires. « Si les films et les récits écrits sont très efficaces pour raconter des histoires, détaille le chercheur américain Ian Bogost, les jeux vidéo atteignent leur plein potentiel quand ils modélisent des comportements, quand ils décrivent des processus du monde réel par l’intermédiaire de processus informatiques. Ils s’expriment alors par leurs règles : c’est la rhétorique procédurale » Le travail du documentariste vidéoludique pourrait donc être de rassembler les informations et les témoignages nécessaires pour bâtir une représentation virtuelle crédible du sujet dont il veut traiter. Au joueur, ensuite, d’explorer cette représentation.
Mais il est aussi possible, en restant dans le même registre, d’opter pour un niveau d’abstraction plus grand, et de décrire une période de temps plus large. Ayiti est une tentative de ce type.
Ce jeu en flash est une initiative de Globalkids, une ONG dont le but est d’expliquer à un public jeune des problématiques complexes. Il demande au joueur de planifier, pendant quatre ans, la vie d’une famille de cinq Haïtiens. Chaque personnage est doté de trois caractéristiques à niveau variable : santé, bonheur et éducation.
Or, le budget de la famille est très serré : envoyer le jeune garçon à l’école augmentera son niveau de connaissances, mais sa scolarité coûtera cher, et pendant ce temps, il ne rapportera pas d’argent. Et si le père travaille dur, la famille s’en sortira… jusqu’à ce qu’il tombe malade. Sans cesse, le joueur est confronté à ce genre de dilemmes.
Là encore, c’est tout un système qui est modélisé, sous une forme simplifiée mais efficace et problématisée : la vie quotidienne d’une famille du tiers monde. Et sous un habillage graphique et sonore enfantin, Ayiti est un jeu extrêmement dur. Il n’est pas rare de voir sa famille s’enfoncer dans la misère et parvenir à la fin des quatre années est une gageure. Mais sans doute est-ce, là encore, l’objectif rhétorique visé par les développeurs : faire comprendre l’injustice de la vie de ces populations. D’autant que des événements aléatoires, comme des inondations ou des typhons, viennent encore compliquer la situation.
Du reste, les jeux vidéo documentaires ne se contentent pas de faire découvrir à l’utilisateur des situations qui lui sont étrangères : ils peuvent aussi l’amener à réfléchir sur sa propre condition. C’est par exemple le cas de Phone story, un titre développé pour les smartphones par le collectif d’activistes italiens La Molleindustria. Les premiers niveaux de ce jeu s’intéressent aux conditions dans lesquelles nos téléphones portables sont produits. Il est ainsi demandé à l’utilisateur, dans un premier temps, de malmener des employés dans une mine du Congo pour assure la production de minerai nécessaire au processus industriel, puis de tenter de rattraper au vol des ouvriers se jetant par les fenêtres d’une usine – référence à la vague de suicides qui a frappé le taiwanais Foxconn, sous-traitant d’Apple pour la production de l’iPhone connu pour sa gestion catastrophique des ressources humaines.
Mais les troisième et quatrième niveaux de Phone story interpellent encore plus directement le possesseur de smartphone. Il s’agit, dans un premier temps, de remplacer un vendeur dans un Apple Store tout en réfléchissant à l’emballage marketing qui entoure ces téléphones « intelligents » : en avons-nous vraiment besoin, ou ce besoin nous a-t-il été inculqué par la publicité ? Et enfin, le dernier niveau de Phone story s’intéresse à l’obsolescence programmée des smartphones, et à l’impact environnemental et humain de leur « recyclage » dans les pays du tiers-monde.
Bien entendu, Phone Story étant un jeu programmé pour fonctionner sur un téléphone portable, il est impossible d’y jouer si on n’en possède pas un. Ainsi, le message porté par ce jeu, la critique du réel chevillée à son « gameplay » (l’ensemble de ses règles) est d’autant plus efficace. Si on peut jouer, on ne peut pas ignorer les conditions de production du dispositif technique qui nous permettent de jouer. Une critique au vitriol, difficile à avaler pour Apple, qui a décidé de supprimer Phone story de l’App Store quatre jours après avoir pourtant validé mise en ligne (le jeu est toujours disponible sur l’Android market). Paradoxalement, cette censure ajoute à la pertinence du titre de la Molleindustria en tant que jeu-documentaire.
Comme les documentaires classiques, les jeux-documentaires peuvent donc être des œuvres engagées. Ils peuvent aussi être des productions intimes, à travers lesquelles un auteur s’exprime à cœur ouvert. C’est par exemple le cas de l’ovni Dys4ia. Ce jeu en flash (jouable dans un navigateur Internet) est l’œuvre d’un personnage, Anna Anthropy, une game designer indépendante.
Anna est une transsexuelle, et dans Dys4ia, elle raconte le cheminement qui l’a conduite à prendre des hormones pour modifier son apparence physique et se sentir plus femme. Elle partage avec nous ses états d’âme avant sa décision, le difficile processus thérapeutique, les effets de son traitement, et tire des conclusions. A travers une poignée de mini-jeux, illustrant chacun une étape de sa progression, elle nous embarque dans ses dilemmes, ses souffrances, ses bonheurs… Le tout dans une remarquable économie de moyens, Dys4ia étant un jeu aux graphismes rudimentaires, aux bruitages « faits à la bouche » et aux couleurs acidulées.
Le résultat est une plongée poignante dans sa problématique, renforcée encore par l’interactivité inhérente à la forme vidéoludique. Anna Anthropy aurait pu raconter son histoire par écrit, ou tourner un film ; elle a choisi d’en faire un jeu, et le résultat est une expérience documentaire unique, souvent dure, parfois drôle, toujours honnête et touchante.
« Porter un regard sur le réel » : le credo de la démarche documentaire est partagé par les jeux-documentaires. Seuls la forme et les moyens diffèrent. Là où le documentariste vidéo utilise par exemple le dispositif de tournage, la voix off ou encore le montage pour exprimer son point de vue et poser ses questions, le documentariste vidéoludique a à sa disposition d’autres outils : les règles du jeu, la rhétorique procédurale (pour reprendre l’expression d’Ian Bogost) et l’interactivité. Au lieu d’un discours, il propose une discussion avec l’utilisateur, qui est sollicité pour « répondre » au programme. C’est, en quelque sorte, son avantage comparatif.
Cette forme encore très jeune est appelée à se développer, à acquérir de la finesse, à mûrir pour sortir de représentations du réel parfois encore manichéennes ou simplistes. Mais il y a sans aucun doute là le potentiel pour une démarche documentaire, certes différente, mais néanmoins aussi intéressante que ce que cinéma, radio ou littérature ont permis au documentaire « classique ». Reste à savoir si les documentaristes auront la curiosité de vivre une autre vie que la leur.
Florent Maurin
Une réponse sur “D’autres vies que la mienne.”