Vous le savez, chez The Pixel Hunt, on aime les jeux en lien avec le réel. C’est pour ça que nous avons proposé à Pierre Corbinais d’éditer une version web de son titre, ‘Till Cows Tear Us Apart. Pensez donc : un road-trip galactique dans lequel deux voleuses de vaches rencontrent des fantômes, des aliens et des chasseurs de primes armés de rayons laser, quoi de plus ancré dans le quotidien ?
Bon, blague à part, TCTUA, c’est avant tout une histoire d’amour : celle qui lie Enora Bay, une jeune tête brûlée humaine, et Quanee Oxentine, son amante Ahopaloose à la peau émeraude. Elles ont chouré un troupeau de vaches et, à bord de la vieille guimbarde qui leur sert de vaisseau, elles traversent la galaxie à toute berzingue. Leur but ? Revendre les bestiaux aux Truxtoniens (vous ne voulez pas savoir ce que les Truxtoniens font avec les vaches, croyez-moi). Mais évidemment, rien ne va se passer comme prévu… Derrière des graphismes tout en gros pixels et un gameplay épuré qui empreinte au livre-dont-vous-êtes-le-héros, vous allez découvrir une histoire trépidante, farfelue et, au final, émouvante comme un Thelma et Louise du futur. Pierre Corbinais n’a pas son pareil pour inventer des personnages de jeu qu’on aimerait connaître en vrai, ne serait-ce que pour en tomber amoureux – et ce même si on n’a pas les avantages anatomiques d’une plantureuse Ahopaloose.
Initialement, Pierre Corbinais a réalisé TCTUA en deux semaines, dans le cadre de la Space Cowboy Game Jam, qu’il a remportée. Mais le jeu n’était jusqu’ici disponible qu’en exécutable PC, ce qui, nous en conviendrons, n’était pas l’idéal dans une stratégie de conquête du moooooooonde ! Voici donc, grâce aux talents de développeur de Benjamin Gattet (qui a d’ailleurs écrit ici même un superbe postmortem du portage du jeu d’Adventure Game Studio vers le web, pour les amateurs), la version web de TCTUA. Ce premier jeu édité par The Pixel Hunt est hébergé chez Kongregate, alors si vous l’appréciez et si vous avez un compte sur ce site, n’hésitez pas à nous laisser un commentaire et/ou une évaluation positive !
À propos de l’auteur :
Journaliste passionné d’expérimentation, Pierre Corbinais (« Pierrec ») s’est d’abord intéressé à la littérature et à la bande dessinée avant de progressivement glisser vers le jeu vidéo. Il est l’auteur du site oujevipo.fr sur lequel il présente et analyse des jeux aux gameplays originaux. Il cherche également à explorer la narration et les relations humaines à travers ses propres créations. Ah, et il aime les belles chemises, surtout ouvertes (il habite Marseille, faut dire).
2) Le lancement
Comme toute bonne structure qui se lance dans une nouvelle activité, The Pixel Hunt avait élaboré une stratégie tout à fait réfléchie, qu’on pourrait résumer en un mot : YOLO. En bref, initialement, on se disait qu’on allait mettre le jeu sur Kongregate (le plus gros site de jeux « in browser » du monde) et attendre que ça morde. Ça allait FORCÉMENT mordre, car le jeu est super bien.
Sauf que des jeux super bien, sur Kongregate, il y en a plein. Donc le nôtre, nous avons dû l’aider un peu à décoller. La stratégie de communication s’est faite avec les moyens du bord, sans révolutionner le genre mais un peu en mode « guerilla » :
une newsletter en forme de communiqué de presse, envoyée aux amis de The Pixel Hunt, que vous avez peut-être reçue, et qui disait presque exactement la même chose que la première partie du présent post. Envoyée à 690 contacts, ouverte à 40%, elle a généré 30 clics uniques sur le lien du jeu. Ce n’est pas énorme, bien sûr, mais c’est important car dans les premières minutes d’une mise en ligne sur Kongregate, il faut que le jeu vive sous peine de couler dans les tréfonds du site.
un bombardement des copains et followers de The Pixel Hunt sur les réseaux sociaux, Twitter et Facebook principalement (mais aussi des trucs moins conventionnels comme Reddit). Nous y demandions notamment aux plus enthousiastes la même chose qu’ici, à savoir de se créer un compte sur Kong pour commenter et/ou noter le jeu – ce qui est essentiel pour sa visibilité, exactement comme sur l’AppStore. Ici, l’impact est plus difficile à mesurer, mais les posts et tweets ont eu leur lot de retweets, de commentaires et de like. Et quelques minutes plus tard, j’ai vu apparaître des commentaires manifestement laissés par des connaissances (un grand MERCI, d’ailleurs).
un harcèlement des Youtubers (sur les très bons conseils de Fibre Tigre, mais sans son niveau d’implication hardcore néanmoins) pour qu’ils fassent des Let’s Play du jeu. J’ai passé pas mal de temps à chercher des gens
qui avaient déjà préalablement fait des LP de jeux d’aventure
qui n’avaient pas trop de followers (ceux-là sont inatteignables) mais un peu quand même (sinon ça vaut pas le coup)
dont je trouvais le boulot chouette
Bon ce harcèlement de Youtubers n’a pas porté de fruits extraordinaires, mais c’est un boulot de longue haleine. Enfin, tout de même :
un gros boulot de sniper des occasions. Là encore, c’est assez ingrat comme travail : j’ai passé pas mal de temps et d’efforts à envoyer des mails ou des tweets à des médias, particulièrement en France, pour espérer attirer leur attention, sans y parvenir. Voire sans avoir la moindre réponse. Mais il y a aussi des grandes réussites, comme ce tweet. J’aime autant vous dire que quand on pinge Leigh Alexander, une des journalistes jeux vidéo les plus influentes outre atlantique, on n’y croit pas trop. Mais j’imagine que pas mal de choses reposent sur la façon de pitcher un projet. Avec Leigh, je me disais que parler de « Thelma et Louise en jeu » ferait mouche… et manifestement, ça a été le cas.
3) Les résultats
Voilà, nous sommes maintenant une grosse semaine plus tard, autant dire une éternité (je n’ai pas compté le nombre de jeux qui ont été uploadés sur Kongregate après le nôtre, mais c’est probablement au moins une centaine). Je continue à interpeller les médias, et j’ai notamment une promesse d’article de Jay Is Games, LE site de référence sur les « browser games » (que j’adore lire donc je suis bien content), ainsi que l’engagement d’un autre Youtuber de faire un second Let’s Play. Mais le gros de la vague est probablement passé – même si, à ma grande (et heureuse) surprise, le nombre journalier de parties jouées sur Kongregate reste relativement stable.
Voici donc quelques chiffres, à J+8 :
40,246 parties jouées sur le site
Une note moyenne de 3.80, ce qui est plutôt cool ! (bon on a choisi de ne pas donner la possibilité de couper le son et ça énerve beaucoup la communauté, mais sinon ils aiment) C’est plutôt cool car ça nous a permis d’être mis en avant sur la home de Kongregate, ce qui nous a apporté plus de joueurs, etc.
Vainqueur du concours « best of the week »
Sixième du concours « best of the month »
J’aime autant que nous sommes SUPER heureux de ces chiffres. Personnellement, je considère ça comme un vrai succès, et je ne vous raconte pas la joie de lire les commentaires enthousiastes sous le jeu, les demandes de suites etc. On a même reçu un fan art !!!
En parlant de chiffres, une petite considération qui pourrait vous être utile si vous optez un jour pour une publication sur Kongregate : la date de publication est une question qu’il faut se poser. Ce que j’ai pu remarquer, c’est que pour TCTUA en tout cas, la note moyenne monte avec le temps. Nous sommes restés un certain temps à 3.6 – les deux premiers jours environs – puis nous avons lentement mais sûrement progressé jusqu’à 3.8. Ce n’est pas un drame puisqu’en fin de mois, la concurrence est moins acharnée qu’en début de mois, ce qui nous a permis de remporter néanmoins le concours hebdomadaire. Mais ça a nui à notre performance dans le concours mensuel. Pas de regret, car je pense que TCTUA est un jeu trop particulier pour vraiment pouvoir prétendre à une victoire mensuelle, mais bon à savoir néanmoins.
A propos de concours, et de prix, on arrive à la question qui fâche : « C’est bien joli tout ça mais on gagne des sous ? » Et la réponse est… oui et non.
Kongregate fonctionne avec un programme de « revenue sharing », c’est-à-dire que le site reverse aux développeurs une partie des revenus publicitaires générés (entre 25 et 50% selon plusieurs critères). Or comme vous le savez, la pub sur Internet n’est pas forcément un marché fructueux. Au bout d’une semaine d’exploitation, TCTUA a donc rapporté la somme de $35, soit, au cours actuel… pas beaucoup d’€€€
Mais attendez, ne pleurez pas tout de suite pour nous.
D’abord, comme je le disais plus haut, les jeux sur Kong ont une vie relativement longue, en tout cas ceux qui arrivent à faire leur trou. Il n’est pas rare de voir des jeux arriver aux 250000 parties jouées, et les meilleurs jeux culminent à plusieurs millions de gameplays. Dans la première hypothèse, on récupérerait donc $220, dans la seconde (certes peu probable) un peu moins de $1000 par million. Toujours pas l’Amérique, mais hey, it’s something.
D’autant plus que :
Les deux concours que nous avons remportés nous ont aussi fait gagner de l’argent, $250 à chaque fois. Et si nous avions obtenu un meilleur résultat au concours mensuel, on aurait pu chopper plus.
The Pixel Hunt compte maintenant dans son catalogue un jeu exploité commercialement. Et ça, c’est quelque chose d’inestimable, quand on sait que c’est une condition sine qua none pour déposer des dossiers de financement auprès de certains organismes, comme par exemple le fonds Média (ne m’en parlez pas, je viens de me faire jeter un dossier pour cette exacte raison, j’en pleure encore).
Et puis surtout, je vois tout ça comme une expérience extrêmement enrichissante, dont j’ai essayé de donner un aperçu des premières leçons ici. On apprend plein de choses en se frottant à la communauté des joueurs de Kongregate, sans pour autant prendre autant de risques financiers que quand on sort un jeu sur l’AppStore (qui, de toute façon, est autrement plus saturée que Kong). En bref, c’est une super répétition générale pour la suite.
Bon, bien sûr, on ne devient pas riche non plus. Mais on se rembourse avec le plaisir de savoir qu’un jeu très chouette, auquel on croit, a trouvé un public de plus de 40000 personnes. Pour info, la première version du jeu faite par Pierre, disponible uniquement en exécutable PC, avait été téléchargée 1000 fois – désormais, 40 fois plus de gens ont eu le plaisir de jouer cette belle histoire que, personnellement, j’adore. Si cette aventure a servi au moins à ça, c’est une récompense dont The Pixel Hunt se satisfait largement.
Ceux qui suivent un peu ce blog – et vous avez bien du mérite étant donné la fréquence des mises à jour – sont coutumiers de ce rendez-vous de fin d’année. Pour les autres, une introduction : voici une sélection des 10 jeux qui ont le plus retenu mon attention au long de 2014. Néanmoins, si habituellement je parle de « newsgames », je me suis rendu récemment compte que le terme n’était pas vraiment idéal pour décrire le genre d’objets que The Pixel Hunt produit. Je préfère désormais parler de « jeux du réel ». Je vous expliquerai ce que j’entends par là dans une prochaine note de blog, qui devrait si tout va bien être publiée très bientôt (c’est-à-dire avant le « best of des jeux du réel 2015 »). En attendant, bonne lecture et bonne année !
Fin 2013, Jean Abbiateci et moi avons obtenu de la part de l’European Journalism Centre une bourse d’environs 20000€ pour réaliser un reportage sur la reconstruction d’Haïti. Comme l’innovation formelle faisait partie du cahier des charges, nous nous sommes un peu creusé la tête, et nous avons fini par imaginer une sorte d' »article dont vous êtes le héros », à mi-chemin entre le newsgame et le longread (ces reportages multimédia à la Snowfall qui fleurissent sur le web depuis quelques années). « Mouahaha », nous sommes-nous dit, car nous aimons bien rigoler très fort en nous tapant sur le bide, « Mouahaha », donc, « C’est tout à fait nouveau, jamais vu, révolutionnaire, on va casser la baraque ».
Eh bien il faut croire que comme toutes les bonnes idées, celle-ci était dans l’air du temps, puisque quelques semaines plus tard, et avec 4 mois d’avance sur nous, le Guardian publiait The refugee challenge, un… « article dont vous êtes le héros », à mi-chemin entre le newsgame et le longread. Damn.
Le sujet, cependant, est tout autre que la reconstruction d’Haïti. Si vous relevez le défi, vous y incarnerez Karima, une jeune mère de famille syrienne bien décidée à fuir la guerre civile qui ravage son pays pour trouver refuge en Europe. Il va dès lors vous falloir faire des choix, et non des moindres. Passer par la Turquie ou tenter de rentrer directement en Grèce ? Remplir une demande d’immigration légale ou franchir la frontière en douce ? À chaque décisions ses conséquences, et, au final, à chaque périple sa conclusion. Il vous appartiendra, ensuite, de reprendre l’exode au début, un luxe qui n’est bien sûr pas offert aux milliers de syriens vivant dans la misère des camps de réfugiés.
Illustré de témoignages authentiques et de chiffres fournis par le travail des ONG sur place, cet article est un excellent exemple de ce que la fiction peut apporter au journalisme. Bien sûr, Karima n’existe pas. Et en même temps, il y a des milliers de Karima, aux destins divers, et pour comprendre leurs vies, leurs peines, leurs errances, The refugee challenge est, me semble-t-il, un excellent moyen.
Et notre article à nous, alors ? Ah, vous êtes gentils de demander. Ça s’appelle ReConstruire Haiti, et vous pouvez le trouver en cliquant ici.
STOP ! Je vous arrête tout de suite, les deux du fond, là, qui marmonnent déjà. « Mais c’est pas un jeu ça ! », vous entends-je grogner, le sourcil levé, la lèvre retroussée. Alors tout d’abord, arrêtez de faire cette tête, vous êtes très vilains comme ça. Et ensuite, si, c’est un jeu. En tout cas, selon ma définition : « un jeu est une expérience interactive, régie par des règles, dans laquelle l’utilisateur a un objectif et dont le résultat varie en fonction de ses actions. » En outre, ce n’est probablement pas uniquement ma définition, je l’ai probablement vol empruntée à quelqu’un.
Il y a quelque chose de magique dans HMTHYWOF. De magique, et de terrible, aussi. Vous vous y connectez via votre compte Facebook, vous y saisissez une valeur estimée à la louche du temps que vous pensez y passer par jour, et voilà. Après quelques instants de calcul, vous allez obtenir votre résultat, qui va varier selon votre rapport au plus populaire des réseaux sociaux. Le programme va en effet remonter le fil de votre profil, comptabiliser toutes vos actions et interactions, et y appliquer un coefficient pour calculer, au final, la somme totale de temps passé sur FB.
C’est magique, parce que c’est la matérialisation soudaine et concrète d’une quantité que vous savez importante, mais dont vous n’aviez qu’une vague idée. Or, ce n’est peut-être pas votre cas, mais de mon côté, je me pose souvent ce genre de questions. Si je pouvais rassembler la quantité d’eau que j’ai bue depuis ma naissance, ça remplirait combien de piscines ? Si je faisais tenir l’une sur l’autre les cigarettes que j’ai fumées, pourrais-je atteindre la Lune, ou seulement le haut de mon immeuble ? Hum. C’est vrai qu’une fois écrit, ça peut sembler bizarre… Mais bref. Pour ce qui est de Facebook, j’ai maintenant ma réponse. Et vous ? Essayez d’estimer cette durée de tête, et comparez avec le résultat d’HMTHYWOF, pour voir.
Le côté terrible, c’est de ce demander ce que j’aurais pu faire d’autre avec ces 52 jours et quelques… Plus de posts sur ce blog, probablement !
Avouez-le : vous avez toujours rêvé d’être rédacteur en chef. C’est humain, vous fantasmez sur le côté « chef » du boulot. Donner des ordres, avoir des responsabilités, toucher un gros chèque à la fin du mois… Enfin, ce dernier point, c’est bien entendu si vous n’habitez pas au Mexique, ou si intégrité, indépendance et investigation ne font pas partie de votre vocabulaire. Tenez, prenons l’exemple de Zeta, un journal indépendant basé à Tijuana et s’attaquant aussi bien aux cartels de la drogue qu’aux pouvoirs publics corrompus. Eh bien, ses journalistes ont dû pendant des années résister aux menaces et aux intimidations. Ils ont parfois été victimes d’agressions, voire d’assassinats. Et un des deux rédacteurs en chef… s’est fait assassiner.
La chaîne PBS a diffusé un documentaire sur Zeta, et sur la question de la liberté de la Presse en général. Et pour accompagner la diffusion de celui-ci, elle a aussi produit un jeu très simple et néanmoins excellent. Toujours intéressé(e) par un boulot de rédac’ chef ? Félicitations ! Vous voici donc à la tête d’El Centinela-Investigador, copie virtuelle de Zeta. Semaine après semaine, vous allez devoir prendre des décisions. Votre journaliste qui semble avoir découvert un nouveau Baron doit-il poursuivre son enquête ? Que faire si des hommes masqués viennent menacer vos vendeurs de journaux ? Et ce déjeuner avec le ministre, vous y allez ? Réfléchissez bien, car chaque décision peut avoir des conséquences (parfois) positives ou (souvent) négatives sur la diffusion de votre titre, sa crédibilité et la sécurité de vos employés.
The Reportero Challenge est un jeu affreusement difficile, et ça fait bien évidemment partie de son message. Il illustre parfaitement la finesse de la ligne sur laquelle les gens qui se battent pour une presse libre doivent rester en équilibre dans un pays comme le Mexique.
« Dans la cité magique de TradeMarkVille, chaque mot prononcé est instantanément protégé par un copyright, déposé par les avocats du Roi – et par conséquent banni du langage. Du coup, les gens sont obligés de trouver des moyens de plus en plus bizarres pour exprimer leurs pensées . Quand la communication ordinaire devient un casse-tête, la prose devient poésie. »
Si vous ne vous intéressez pas plus que ça au petit monde du jeu vidéo, vous êtes peut-être passé(e) à côté, mais King, le développeur du jeu à (énorme) succès Candy Crush Saga, a déclenché un tremblement de terre en janvier dernier, en tentant de déposer le mot « candy » (bonbon) comme marque commerciale. Le but de la manœuvre était de se protéger contre les petits studios qui grappillaient un peu du succès de Candy Crush en sortant des clones de ce jeu, affublés de noms similaires. Mais la manière n’était pas très élégante, et elle avait de quoi irriter : en gros, King interdisait purement et simplement à tous les autres développeurs d’utiliser un nom commun. Bof bof.
Il y a donc eu pas mal de réactions critiques de la part des devs indés, et la plus élégante est sans doute TrademarkVille, imaginée par Mikhail Popov et l’inévitable Paolo Pedercini (du collectif d’activistes La Molleindustria). Dans ce jeu multijoueurs, vous devez faire deviner des mots simples (« candy », donc, mais aussi « bee », « bird », « apple »… ce genre de choses) aux autres en en écrivant votre propre définition. Problème : à chaque fois que quelqu’un propose une description, l’ensemble des mots qui la composent (y compris les articles) sont instantanément trademarkés. Plus aucun autre joueur n’a par la suite le droit de les employer ! Il n’a fallu que quelques heures à TrademarkVille pour devenir, par conséquent, un jeu extrêmement compliqué, ou périphrases, barbarismes et maltraitance de la ponctuation, mais aussi poésie et associations d’idées sont les plus sûrs moyens de gagner quelques points. On marche sur la tête, bien entendu, mais on se la creuse aussi, ce qui est toujours agréable.
J’ai une confession à vous faire : j’aime bien les jeux étranges. Les trucs minimalistes qui deviennent gargantuesques, par exemple, je trouve ça génial. Ma première partie de Candy Box a ainsi viré au coup de foudre. Pensez donc : un truc 100% en ascii (c’est-à-dire dont les graphismes sont uniquement basés sur des compositions de caractères textuels), qui commence par une simple ligne (« You have 0 candies ! ») et qui finit en aventure épique avec dragons, sorcières et tout le toutim, je dis bravo. Mais si on m’avais averti que je ressentirais à nouveau cet émerveillement avec, en plus, la sensation d’avoir appris quelque chose, je ne l’aurais pas cru.
Et pourtant, c’est le pari réussi de Beep Boop Bitcoin. Dans ce « simulateur perfectionné de bitcoin », vous allez apprendre à devenir « mineur » de monnaie virtuelle. Il vous faudra donc avancer étape par étape, persuadé, comme des milliers d’internautes un peu geeks et très crédules, qu’il y a beaucoup d’argent à gagner facilement. Acheter un ordinateur, fréquenter des forums de discussion pour acquérir une connaissance sommaire sur la monnaie cryptée, investir beaucoup d’argent dans une machine performante qui vous permettra d’en fabriquer (car oui, les bitcoins se fabriquent)… et surtout, vous faire arnaquer dans les grandes largeurs.
Beep Boop Bitcoin est un jeu qui respire l’ironie. Remarquablement écrit, dans une économie de moyens qui sert son propos, il commence comme un simulateur d’économie virtuelle pour se muer, à peu près à mi-partie, en fiction interactive hallucinée et gonzo sur votre descente aux enfers. On rit beaucoup, on apprend énormément sur l’univers interlope du « dark web », et on en ressort avec la conviction qu’on a mieux dépensé son temps en y jouant que d’autres en essayant de fabriquer des Bitcoins. Brillant !
Parfois, je ne comprends pas les Français. Pourquoi aller s’enticher de séries américaines à la House of Cards, quand niveau intrigue et rebondissements on a aussi bien, voire mieux, et pour de vrai, à la tête de notre état ? Heureusement, les gars du Monde.fr sont là pour vous remettre dans le droit chemin avec leur newsgame sur notre Président et ses dilemmes cornéliens.
Le pitch ? « A l’Assemblée nationale, les socialistes n’ont besoin de personne : avec 291 sièges sur 577, ils détiennent la majorité absolue. Mais cette dernière ne tient qu’à un fil. […] Beaucoup de ministres et de ministrables ayant été élus députés en juin 2012, la formation du nouveau gouvernement aura des conséquences sur les équilibres à l’Assemblée nationale. Vous êtes François Hollande. Confronté à des situations politiques réelles ou imaginaires, saurez-vous faire les bons choix pour conserver la majorité absolue des socialistes à l’Assemblée ? »
S’en suit une série de 8 choix plus délicats les uns que les autres, qui vont vous demander un bon paquet de mojo politique pour vous en sortir en préservant votre majorité. Et encore, le jeu date d’avant la fronde de certains députés PS… Une super initiative, donc, signée Jonathan Parienté et Maxime Vaudano des Décodeurs du Monde.fr, et réalisée en quelques jours à peine. Ou quand le newsgame rend intéressant un sujet qui, sous une autre forme, aurait laissé plus d’un lecteur de marbre…
C’est quoi, en fait, un coming out ? Je veux dire, au-delà de la simple définition du terme, que ressent-on quand on est homosexuel et qu’on décide, un beau jour, qu’on a passé assez de temps à le cacher à ses proches ? N’étant pas homo, je ne le saurai probablement jamais exactement. Mais depuis que j’ai joué à Coming Out Simulator, j’en ai une idée plus précise… En tout cas, je sais ce que ça a été pour Nicky Case, l’auteur de ce jeu.
C’est toute la force de COS2014 : une porte ouverte sur l’intime. Vous voilà donc, le héros du jeu, en couple avec un autre garçon et très heureux de cet amour naissant. Votre seul souhait : passer des soirées avec votre amoureux sans avoir à mentir en prétendant que vous travaillez vos cours ensemble. Mais vous redoutez le jugement de vos parents, de culture Coréenne classique. Il va vous falloir du courage pour passer aux aveux.
Prenant la forme d’un livre dont vous êtes le héros enrichi d’illustrations animées, COS2014 se joue de vous. Il vous suggère qu’il propose des « bonnes » options, et d’autres « mauvaises », et que vous devez trouver le chemin adéquat pour traverser cette épreuve sans heurts. Mais c’est impossible. Quelles que soient vos précautions, vos détours, vos compromis, la vérité, la seule que vous ayez à transmettre, celle de votre homosexualité, est impossible à entendre pour vos parents. Alors non, tout ne se passera pas bien. Mais cela ne veut pas dire non plus que vous êtes condamné à la tragédie.
Extrêmement bien écrit, drôle, émouvant, et servi par un graphisme à la fois simple, dynamique et expressif, COS2014 est une réussite. Ce genre de titre démontre assez clairement une des grandes forces du jeu vidéo : sa capacité à provoquer l’empathie.
Il y a les jeux auxquels on a envie de jouer, pour tout un tas de raisons. Ils ont l’air cool, fun, il y a des explosions sympa, vous avez toujours voulu être un plombier italien à moustache, que sais-je ? Une vaste majorité des jeux vidéo sont là pour ça : vous détendre, vous divertir, vous faire penser à autre chose et passer un agréable moment. Pas This War of Mine. This War of Mine est là pour vous faire vivre un enfer.
Jugez plutôt : vous voici plongé dans l’enfer de la guerre, une guerre particulièrement crado, genre le siège de Sarajevo en 1992. Mais pour une fois, vous n’allez pas incarner un fringuant soldat capable de loger une balle de 5.56 nato dans la tête d’un ennemi à 300 mètres en sautant comme un cabri. Au lieu de ça, vous allez devoir présider au destin de 3 civils (une équipe qui s’enrichira d’autres membres au fil de la partie) qui n’ont qu’un objectif : survivre alors que se déchaîne autour d’eux l’enfer des combats.
Ces civils comme vous et moi, vous allez leur demander de fouiller dans les décombres à la recherche du moindre objet pouvant être réutilisé, de bricoler des objets en tous genres, du lit à la cartouche de fusil « faite maison », de combattre le froid, la faim, la maladie… Et rapidement, vous vous rendrez compte qu’il n’y a pas de salut sans pillage de la propriété d’autres survivants. Mais que se passera-t-il quand, pendant une de vos escapades nocturnes, vous tomberez nez-à-nez avec un fils prêt à tout pour que vous reposiez les médicaments destinés à son père malade que vous venez de glisser dans votre sac ? Si vous obéissez, comment soigner les vôtres ? Si vous le tuez de sang froid, serez-vous capable de survivre à la culpabilité, qui viendra vous assaillir en plus de tout le reste ?
Comme l’a dit un journaliste US à propos de This War of Mine : « Est-ce un jeu auquel on a envie de jouer ? Non. Est-ce un jeu auquel toute personne vivante devrait joueur ? Oui. »
Au pays des Polygones, il y a des carrés bleus et des triangles jaunes. Ils s’entendent bien, dans l’absolu. Mais voilà, ils sont « différents ». Et comme dit ma mère, à moins d’avoir reçu une éducation parfaite en matière de tolérance (ce qui me parait très compliqué), « On a tous en nous un petit Le Pen ». On est tous, même si ce n’est qu’un petit peu, raciste – ou, comme on dit chez les polygones, « formiste ».
Evidemment, je ne vous parle pas du racisme outré, « les noirs sont fainéants », « les arabes sont voleurs », « les chinois sont fourbes », « les bretons sont alcooliques ». Il s’agit plutôt ici d’un phénomène latent. Dans une autre vie, j’ai été militant PS dans le XVIIIe. On y parlait tolérance, ouverture et multiculturalisme. Mais on en parlait majoritairement entre blancs. Et dans les classes du collège du coin, il n’y avait que des enfants noirs ou arables. Où étaient les blancs ? Dans le privé, dans d’autres quartiers… Les parents que j’ai interrogés à ce sujet avaient tous la même réponse : « On mettrait bien notre enfant dans cette école, mais ce n’est pas possible, car il serait seul… » Du coup, tout le monde était parti, et personne ne revenait.
C’est de ce genre de phénomène que parle La Parabole des Polygones. Mais pas à propos de l’école – plutôt au sujet de la manière dont les villes se structurent via ce léger racisme, cette méfiance vis-à-vis de la différence qui pousse les gens à quitter un quartier s’ils se sentent « en minorité ». Ce phénomène a été formalisé par le théoricien du jeu et prix Nobel Thomas Schelling, via son modèle mathématique de la ségrégation raciale. Et Nicky Case (décidément !) et Vi Hart en ont fait un article rehaussé de modules de jeu permettant au lecteurs, par la manipulation, de comprendre les conséquences, pour toute la société, de nos préjugés et des choix qu’ils nous dictent. J’ai traduit La Parabole des Polygones en français, mais je n’ai pas les connaissances universitaires nécessaires pour savoir si la théorie de Schelling est « la bonne ». La réalité est probablement plus complexe qu’elle n’apparaît dans cet article, et je doute que la ségrégation puisse se réduire à une seule équation. Néanmoins, je trouve l’utilisation du jeu par Case et Hart pour illustrer un point de vue absolument brillante, j’avais donc envie de la partager avec les anglophobes parmi vous.
Ha ha ! Vous ne croyiez tout de même pas que j’allais finir ce Best Of sans citer aucun jeu impliquant The Pixel Hunt ? Bien sûr, j’aurais pu être modeste et dire que non, qu’on ne peut pas être juge et parti, qu’il est bon de savoir se mettre en retrait et que… BULLSHIT ! Jeu d’Influences, c’est de la balle, et je remercie chaque jour le seigneur et Julien Goetz de m’avoir donné l’occasion de travailler sur ce projet !
Alors pour les trois personnes que je n’ai pas encore saoulées avec ce jeu, un petit résumé. Dans Jeu d’Influences, vous êtes Louis Esmond. Ces dernières années, vous avez réussi à redresser spectaculairement Habinat, une entreprise de BTP sur le déclin, en lui faisant prendre le tournant de la construction écologique. Les affaires vont bien, et vous êtes un patron comblé… jusqu’à ce que Mickael, votre bras droit, se suicide. C’est ballot. Très.
Surtout qu’au drame humain va très vite s’ajouter une tempête médiatique. Vous n’avez pas le choix : pour affronter cette crise, vous allez vous adjoindre les services d’un Spin Doctor, un conseiller en communication spécialisé dans l’urgence. Mais qu’allez-vous lui demander ? Allez-vous accepter ses suggestions qui, si elles défendent toujours vos intérêts et ceux de votre entreprise, peuvent avoir des conséquences dramatiques pour vos proches ? Irez-vous jusqu’à mentir aux journalistes ? Tordrez-vous l’opinion publique ? Et à la fin de tout ça, pourrez-vous encore vous regarder dans une glace ?
Inscrit dans un triptyque transmédia sur les Spin Doctors, en compagnie d’un double documentaire télé et d’un livre, Jeu d’Influences, le jeu, se veut une expérience sombre et mature de docu-fiction. Elle demande au joueur de rentrer en empathie avec le héros pour trancher des dilemmes moraux et prendre des décisions qu’il sait lourdes de conséquences… même s’il ne sait pas toujours lesquelles. Ça ressemble à The Walking Dead, vous dites ? Normal : c’est moi qui ai fait le game design de Jd’I, et j’ai tout pompé, ou presque, sur le chef d’oeuvre de TellTale. Je l’avoue sans aucun problème, votre honneur, je plaide coupable, je raconte tout dans un post-mortem (j’écrirai la seconde partie un jour, promis !) et si je dois aller en prison j’irai. L’important, c’est que ça fonctionne bien. Que vous ayez les chocottes, que vous réfléchissiez en jouant, que vous vous disiez que, tout de même, vous êtes une ordure – ou un brave gars, si vous voulez perdre.
Mais l’autre leçon importante à tirer de ce projet, mis à part que je suis un affreux plagiaire, se trouve du côté des « metrics ». Si Jeu d’Influences n’a pas touché un public extrêmement large (environs 80000 V.U), il a captivé ses joueurs. Le temps de connexion moyen au site est de 25 minutes. La majorité des joueurs a été jusqu’au dénouement. Une bonne part ont même fait deux ou trois parties. Et ça, vopyez-vous, ça me fait vraiment chaud à mon petit coeur de mec qui développe des jeux du réel.
Grâce aux excellents Hadrien Bibard et Manuel Bedouet, et à leur podcast très cool, Ludologies, j’ai eu l’occasion de parler pendant plus d’une heure de newsgames, de docu-games, et plus largement de « Jeux du réel » – une expression qui colle mieux que les autres à ce que fait The Pixel Hunt. Si ça vous intéresse, ça s’écoute ci-dessous.
L’excellent site de prospective anglais Journalism.co.uk a publié un article analytique sur l’article/newsgame imaginé et réalisé par Jean Abbiateci, Pierre Morel, Perceval Barrier et The Pixel Hunt, ReBuilding Haiti (ReConstruire Haïti, en version française).
Vous pouvez le lire ici, et nous contacter si vous êtes intéressé par la publication de cet article sur votre site.
Plus de quatre ans après le tremblement de terre, les cicatrices sont de moins en moins visibles à Port-au-Prince. Les réfugiés ont quitté leurs tentes, ou en ont été chassés. Les gravats n’encombrent plus les rues. Beaucoup d’ONG sont reparties. Mais les problèmes qui préexistaient – pauvreté, santé, emploi – demeurent. Et les chantiers tournent au ralenti.
Pourtant, le séisme du 12 janvier 2010 avait fait naître un grand espoir, celui de « reconstruire Haïti, en mieux », pour reprendre les mots de Bill Clinton. Avec les milliards de dollars de l’aide internationale, les autorités allaient enfin pouvoir lancer de grands chantiers urbains, enclencher des réformes agricoles, éducatives et sanitaires, ouvrir le pays aux investisseurs, créer de l’emploi et endiguer la pauvreté. C’était, en tout cas, le credo du nouveau Président, Michel Martelly, élu début 2011 : une « nouvelle Haïti ».
C’est le visage de cette « Nouvelle Haïti » que nous vous proposons d’explorer au travers de ce reportage multimédia long format. Au fil des six chapitres, nous vous emmènerons dans les usines textiles et électroniques, à la rencontre des pompiers de Port-au-Prince et des agro-écologistes des campagnes haïtiennes.
Vous ferez même connaissance avec le Mark Zuckenberg haïtien. On vous parlera aussi de zones franches, d’importations de riz américain, d’accords textiles, de fuite de cerveaux…
Depuis trois ans, Sarah Irion et Micha Patault travaillent d’arrache-pied sur un documentaire. Le sujet ? Un projet de construction de 6 centrales nucléaires EPR par Areva en Inde, sur le site de Jaitapur. Bien évidemment, une entreprise titanesque de ce type ne va pas sans poser de questions, et les deux auteurs sont allés sur place, à la rencontre des habitants et des officiels, pour en comprendre tous les enjeux.
Le résultat est un documentaire linéaire, mais aussi un webdocumentaire qui vous propose tout simplement de visiter le premier EPR de Jaitapur, tel qu’il sera quand les travaux seront terminés, en 2022. A vous, ensuite, de décider si vous validez le projet ou si vous vous y opposez.
The Pixel Hunt a réalisé le game design et la scénarisation interactive de ce webdoc, co-produit par Fat Cat Films et RFI, développé par Hypractif et diffusé par les Inrocks.
Quand Julien Goetz est venu me voir, en novembre dernier, il avait dans ses valises une demande en apparence simple. « J’écris une expérience interactive sur les Spin Doctors, pour accompagner la diffusion télé de deux documentaires. Je veux faire un truc qui progresse comme une histoire, mais qui se vit comme un jeu. Donc, j’ai besoin d’un game designer, et j’ai pensé à toi. » Les guillemets sont indicatifs, mais sur le fond, c’était ça.
Cette demande m’a à la fois ravi et terrifié.
Terrifié parce que depuis que le jeu vidéo existe, des gens se posent la question de la réconciliation entre la progression de l’histoire et les mécaniques ludiques. Un sacré paquet de game designers, parmi les plus brillants, s’y sont cassé les dents, à coup de cinématiques bancales ou de messages que personne ne lit. Avec ma modeste expérience d’une dizaine de projets, je ne trouvais a priori pas ça hyper raisonnable de m’attaquer à ce défi – un peu comme gravir l’Everest. Par la face Nord. En tongs.
Et si les ludologues avaient raison ? Et si un jeu était avant tout une expérience systémique, le plaisir de la liberté émergente entre des règles strictes ? Et si toute histoire, dans un jeu vidéo, n’était que secondaire, vouée à « sonner faux » de par la rigidité d’une structure plus ou moins linéaire (on ne se sépare pas comme ça de plus de 6000 ans d’Épopée de Gilgamesh) ?
Terrifié, donc. Mais aussi ravi, parce que j’avais une botte secrète. J’allais faire ce que tout bon créatif fait dans cette situation : voler sans vergogne le travail de quelqu’un d’autre.
Il se trouve que j’avais justement, quelques mois auparavant, joué à un titre qui avait radicalement changé ma façon de voir les choses en matière de narration interactive. Ce jeu, c’est bien évidemment The Walking Dead. Je vais essayer d’être le plus synthétique dans ce que j’ai à dire sur TWD, sinon on y est encore demain, mais si vous n’avez pas encore joué à cette perle signée TellTale, une chose : foncez. Ah, et une autre : vous ne savez pas à quel point je vous envie d’avoir encore ça à découvrir.
TWD est un jeu de Zombies. C’est un jeu dans lequel il faut parfois résoudre des énigmes sous la menace des Zombies. C’est un jeu qui vous propose des QTE, des moments où vous devez massacrer un bouton pour éviter de finir en saucisse cocktail pour les Zombies. Autant d’éléments de gameplay qui fonctionnent très bien, mais en vrai, on s’en fout complètement. Ce qui rend TWD extraordinaire, c’est que c’est avant tout une histoire – une histoire qui ne peut pas exister sans vous.
Régulièrement, dans TWD, vous aurez à prendre des décisions pour Lee, le protagoniste principal. Quand l’aventure commence, vous n’avez qu’une connaissance minime de ce personnage : il est noir, la petite quarantaine, et il a manifestement fait une connerie vu qu’il est en route pour la prison. C’est tout. Pourtant, très rapidement, vous allez devoir l’aider à trancher des dilemmes cornéliens, à décider s’il vaut mieux mentir où être honnête, sauver ou abandonner, tuer ou risquer de mourir (généralement mangé par des Zombies, mais on s’en fout, je vous dis).
Comment prendre ces décisions sans en savoir plus sur Lee ? Comment, même, savoir si Lee « vaut le coup » d’être sauvé par vous ? Simple : très vite, presque par nécessité, une bascule s’opère. Vous commencez à décider pour vous-même, et plus pour votre héros. Celui-ci disparaît, ou plutôt il se transforme en vecteur de votre propre moralité. Et quand, à la fin du jeu, vous avez à trancher la plus terrible des alternatives, vous avez tellement investi émotionnellement que si vous ne pleurez pas comme une madeleine, c’est que vous êtres UN PUTAIN DE CAILLOU.
A mon sens, le trait de génie de The Walking Dead est là : la partie la plus intéressante de son gameplay consiste à créer les conditions pour que l’histoire se déroule au moins autant dans votre tête que sur l’écran. Pour y parvenir, le jeu utilise trois éléments : les choix, les conséquences et la tension.
Mais nous, on voulait parler des Spin doctors. Du coup, on a repris ces trois trucs, remplacé les Zombies par un conseiller en com’, et voilà le travail.
Comment ça, « pas assez développé » ? Bon d’accord, pour ceux que ça intéresse, je vais un peu rentrer dans le détail.
1) Les choix
Vous n’êtes pas un Spin doctor. Si vous l’êtes, vous feriez mieux d’aller conseiller François Hollande sur sa comm’ plutôt que de perdre du temps sur mon blog, allez, filez. Vous n’êtes pas un Spin doctor, puisque vous êtes toujours là, et donc la première question qui s’est posée à nous a été « Comment faire pour que vous vous intéressiez aux choix qui se posent à un Spin doctor ? ». Mais Julien Goetz est un malin, on ne la lui fait pas, alors il a répondu à cette question par un changement de perspective : nous n’allions pas vous proposer d’incarner un « spin », mais plutôt de vous mettre dans les baskets du client d’un spin. En l’occurrence, Louis Esmond, chef d’entreprise.
Mais voilà : vous n’êtes pas non plus forcément un chef d’entreprise. Si vous l’êtes, vous feriez mieux d’aller martyriser des stagiaires plutôt que de perdre du temps sur mon blog. En revanche, vous êtes sûrement un être humain, avec ses angoisses. Arriver sur un site et tombez nez à nez avec un mec roulé en boule, prostré dans un coin, il est possible que ça vous intrigue, que vous ayez envie de savoir comment il en est arrivé là. Alors quand, en plus, après une courte scène d’exposition, vous apprenez que son bras droit s’est suicidé, vous allez – en tout cas, c’était notre pari – vouloir en savoir plus. Vous allez souhaiter connaître le fin mot de l’histoire.
***
Note de service : à partir d’ici, ça va spoiler à tout va. Vous voilà prévenus
***
Seulement voilà : à ce moment de l’aventure, ce fin mot n’existe pas. Il n’est pas encore écrit, ou plutôt, il est écrit de plusieurs façons différentes. Le destin de votre Louis Esmond ne sera probablement pas celui d’un autre, et il attend vos choix pour exister.
En effet, à chaque fois que vous prendrez une décision pour Louis, celle-ci aura des conséquences. Plus exactement, si on soulève le capot, chacun de vos choix a une influence sur une ou plusieurs des six variables que nous avons créées, et qui nous permettent d’adapter le récit à vos mesures. En voici la liste :
Stress
Confiance du spin doctor
UBM
Culpabilité
Honnêteté
Karma
Les trois premières variables sont visibles : elles sont tout le temps affichées à l’écran, matérialisées par les trois jauges en bas, à gauche. Leur rôle (en matière de game design) sera expliqué un peu plus loin dans cet article. Les deux suivantes, culpabilité et honnêteté, ne sont pas visibles. Elles représentent en quelque sorte votre moralité dans cette affaire, et servent un objectif très précis, que je détaillerai également plus tard. Ce qui nous intéresse, tout de suite, pour comprendre comment choix, gameplay et histoire s’entremêlent dans notre jeu, c’est la dernière variable, invisible elle aussi : le karma.
Dans Jeu d’influences, vous êtes souvent amené à faire des choix alors que votre niveau d’information sur une situation donnée est incomplet. Mais parfois, nous vous proposons aussi des choix d’enfoiré. La possibilité vous est alors donnée de faire quelque chose en sachant pertinemment que votre décision va nuire à quelqu’un : un ami, une connaissance, ou même un étranger. Êtes-vous prêt à en arriver à une telle extrémité ?
Si vous « répondez » oui par vos choix, votre variable karma va être décrémentée. Au contraire, si vous refusez de nuire aux autres, de les menacer, ou de les contraindre dans votre propre intérêt, vous gagnez du karma. Cette variable passe donc son temps à osciller entre le positif et le négatif (sauf si vous êtes un ange ou un sac à merde).
Mais à la fin de chaque chapitre, un flash-back vous ramène quelques mois en arrière, pour vous donner du contexte sur la situation que vous vivez. Or, il y a toujours au moins deux versions de ce flash-back : une dans laquelle vous êtes la victime d’événements qui échappent à votre contrôle, et une autre dans laquelle vous vous comportez comme un patron peu scrupuleux, voire comme un criminel, voire comme une ordure finie. Quelle version allez-vous voir ? Cela dépendra : votre Karma est-il positif ou négatif à ce moment-là ?
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a 5 chapitres dans Jeu d’Influences (plus une intro). Ça laisse de la place à la rédemption comme à la damnation. Rien qu’au niveau des flashbacks, il y a donc 2^5, c’est-à-dire 32 histoires possibles. Un peu plus, en fait, car le dernier chapitre ne propose pas deux flahsbacks différents, mais quatre…
Parmi les retours de joueurs que nous avons eus, certains se plaignaient d’avoir à faire des choix sans connaître le passé de Louis. Je peux comprendre que ça soit déstabilisant. Mais l’argument « si j’avais su qu’il avait fait ça, j’aurais pas agi comme ça », lui, m’amusait beaucoup, car je savais que si le joueur avait vu un flashback de Louis perpétrant une horreur, c’est parce que lui-même avait opté pour des décisions pas jolies-jolies…
En fait, ce choit de gameplay est aussi un choix éditorial. Julien et moi tenions ainsi à mettre en valeur le fait que les conseillers en communication de crise ne sont pas là pour vous entraîner d’un côté ou l’autre de la force. Un spin doctor est un simple outil pour un chef d’entreprise (ou un homme politique), comme une pelle, ni plus, ni moins. Les spins feront ce qu’on leur demande de faire. Avec une pelle, on peut planter un olivier ou casser un crâne. Mais il y a peu de chance que l’homme qui fende des têtes à la pelle ait été, quelques mois plus tôt, un arboriculteur pacifiste. Dans Jeu d’Influences, donc, c’est la façon dont vous utilisez votre spin, au présent, qui écrit le genre d’homme que vous étiez, au passé.
Une autre de nos préoccupations était que les choix que nous proposions au joueur, les décisions que nous exigions de lui, ne le détournent en aucun cas de la fiction dans laquelle nous le plongions. Tous tenions absolument à ne pas abîmer la fameuse « suspension de l’incrédulité »par des injonctions mal placées.
Nous avons donc opté, la plupart du temps, pour des choix binaires. J’ai même proposé à Julien que notre jeu fonctionne comme Tinder: un swipe vers la droite pour un « oui », un swipe vers la gauche pour un « non ». Je voulais une immédiateté, une simplicité de prise en main qui permette de se concentrer sur l’expérience. Nous sommes finalement restés sur de bon vieux boutons à cliquer, mais le principe n’est pas très différent.
Cependant, simplicité et binarité n’étaient, dans nos esprits, en aucun cas synonymes de simplifications et manichéisme. Dans le jeu, chaque décision est binaire, mais chaque situation propose une série de décisions, permettant au joueur de garder un grand contrôle sur la précision de sa réaction à la situation. Ça a été assez infernal à écrire pour Julien, mais la vraisemblance documentaire était à ce prix.
A ce propos, une autre donnée nécessaire à l’immersion du joueur dans l’histoire était l’inclusion, par Julien toujours, d’éléments de réel. Soyons clairs : Jeu d’Influences est une fiction, et se revendique comme tel. Mais c’est une fiction extrêmement documentée, un mashup de plusieurs « affaires » de com’ ayant vraiment existé. On y retrouve du Costa Concordia, du Cahuzac, du Findus et bien d’autres. Et si Louis Esmond n’existe pas, il est pourtant l’enfant imaginaire d’un tas de patrons d’entreprise s’étant retrouvés, généralement malgré eux, sous les feux des projecteurs.
Sans ces éléments du réel, pas de choix vraiment intéressants – donc pas de jeu. Une bonne partie de mon travail de game designer a donc été de « traduire » toutes ces péripéties en éléments compréhensibles par le système artificiel que nous avons conçu. C’est le travail que j’évoquais un peu plus haut : définir 6 variables qui seraient la « grille de lecture » de notre situation, puis passer au peigne fin les écrits de Julien pour incrémenter ou décrémenter ces variables, selon l’interprétation que nous en avions. Telle situation a été terriblement dure à vivre pour le patron à qui elle est arrivée ? Dans le jeu, faire le choix qui y mène augmentera la variable « stress » de 10 points. Telle autre a éteint les feux médiatiques ? Elle réduira l’Unité de Bruit médiatique de 30 points…
J’ai ainsi élaboré un tableau Excel décrivant chaque scène du jeu, chaque décision possible, et son effet sur nos six variables.
Quand j’explique aux gens que je trouve cet exercice hyper poétique, ils me regardent généralement avec des yeux ronds.
Le numéro de FutureMag (le magazine d’Arte sur l’innovation) diffusé le 24 mai dernier était consacré aux serious games et à la gamification. Même si je ne porte dans mon coeur aucun de ces deux termes, j’ai été invité pour discuter du sujet avec Raphaël Hitier, le présentateur de l’émission. L’occasion de parler de game design appliqué, de modification des comportements, mais surtout d’éthique.