Article initialement paru sur Lemonde.fr
Le 23 avril 1999, des objets appartenant à des gendarmes sont retrouvés, enfouis dans le sable, à quelques mètres des restes encore fumants de Chez Francis, une paillote incendiée quatre jours plus tôt sur la plage de Cala d’Orzu, en Corse. Une course contre la montre commence alors pour Alexandre Brachet, le directeur d’Upian, tout jeune studio de production de contenus multimédias. « Je suis un gros consommateur de presse, et en plus je connais bien le coin de Corse où l’affaire se déroulait, explique-t-il. Je me suis alors dit qu’il fallait qu’on fasse l’équivalent Internet d’un dessin de presse… » Quarante-huit heures plus tard, La Paillote Chez Francis est en ligne.
Le but de ce jeu est simple : cliquer frénétiquement sur sa souris pour tour à tour enfiler sa cagoule, asperger le restaurant d’essence et y mettre finalement le feu. Mais l’air de rien, La Paillote Chez Francis est une petite révolution : c’est l’un des premiers exemples, en France, de l’utilisation d’un jeu vidéo pour parler de l’actualité.
L’INTERACTION ÉDITORIALE
L’équipe d’Upian ne s’arrête pas là : dans la foulée, elle développe un mini-jeu sur Dominique Strauss-Kahn et l’affaire de la MNEF ou un autre sur les déboires de Paco Rabanne avec la presse. « A l’époque, nous, on appelait ça des ‘galettes’, entre autres parce que c’était des petits trucs à servir chaud », se souvient Alexandre Brachet. « On n’avait pas l’impression de faire des jeux vidéo ; moi, je n’ai pas du tout cette culture-là. Mais on se disait qu’un dessin de presse, sur Internet, ça devait forcément être interactif ! »
Les lecteurs de sites d’information s’attendent en effet désormais à avoir, s’ils le souhaitent, la possibilité de participer et de réagir aux informations qui leur sont présentées. « Et là, les mécanismes du jeu vidéo sont utiles : ils donnent envie à l’utilisateur », s’enthousiasme le patron d’Upian, dont les derniers documentaires, de La Cité des mortes à Prison Valley, ont des airs de jeux d’aventures. « Le principe de la quête, par exemple, peut être un véritable moteur pour pousser l’internaute à fouiller, à découvrir », poursuit-il. Cette tendance à une présentation interactive et ludique du contenu est désormais très répandue chez les documentaristes, comme le soulignait il y a quelques jours Michel Reilhac, le directeur du cinéma d’Arte France, dans un point de vue sur Le Monde.fr.
DES JEUX VIDÉO DOTÉS D’UNE « INTENTION SÉRIEUSE »
D’où une interrogation : et si, pour aller plus loin, le web-journaliste utilisait le jeu vidéo comme un nouvel outil ? Ces dernières années, on a assisté au développement tous azimuts des serious games, des jeux vidéo dotés d’une « intention sérieuse » : pédagogie, formation, recrutement, marketing… Et pourquoi pas information ? Ian Bogost, un chercheur américain, professeur au Georgia Institute of Technology, est le co-auteur d’un livre sur le sujet, Newsgames: Journalism at Play (à paraître le 7 novembre 2010 aux éditions du MIT). Il y recense un certain nombre de tentatives, émanant d’organes de presse, d’ONG, ou même de sociétés spécialisées dans le « buzz » sur Internet, mais ayant toutes un point commun : marier jeu (vidéo ou non) et information.
Ian Bogost y souligne l’intérêt pour les journalistes de recourir au jeu vidéo. « A l’opposé des articles écrits ou des reportages filmés, explique-t-il, les jeux sont des programmes informatiques, et pas d’anciens médias adaptés à une diffusion numérique. Ils peuvent contenir du texte, des images, du son, mais ils peuvent aussi faire bien plus : les jeux simulent la façon dont les choses fonctionnent, en construisant des modèles avec lesquels il est possible d’interagir. » Grâce à un jeu vidéo, un journaliste pourrait recréer virtuellement une situation réelle, et permettre ainsi à l’internaute d’y prendre des décisions et d’observer les conséquences de ses choix.
METTRE L’INTERNAUTE EN SITUATION
C’est une des directions explorées par le département des « actualités interactives », un service du site Internet du New York Times dont le rôle est de développer de nouvelles techniques de transmission de l’information sur le Web. La plupart des journalistes y ont de solides connaissances en programmation, quand ils ne sont pas diplômés en informatique. Et les modules qu’ils produisent sont parfois très proches de jeux vidéo. Un exemple récent, Gauging Your Distraction (« Evaluer votre distraction »), propose à l’utilisateur de conduire une voiture tout en répondant à des SMS qu’il reçoit sur un téléphone virtuel.
Après quelques minutes, le jeu évalue la performance du joueur, en calculant la détérioration de sa capacité de réaction quand il conduit en manipulant son portable, et comparant son résultat à la moyenne des autres utilisateurs. L’expérience, si elle n’atteint pas des sommets en matière de jeu, demande à l’utilisateur une implication plus grande que la simple lecture d’un article, et lui transmet un type d’information inhabituel, en le mettant dans la position stressante du conducteur qui, distrait, perd le contrôle de son véhicule.
« Tous les jeux que nous développons viennent en complément de dossiers écrits classiques, précise Andrew Devigal, un des rédacteurs en chef du service. Dans de nombreux cas, le pouvoir des mots permet de bien raconter des histoires. Mais quand nous sentons qu’il serait plus aisé de simuler une situation pour expliquer un processus particulier, nous pouvons désormais avoir recours au jeu vidéo. »
Et cette complémentarité semble bien fonctionner. « Driven to Distraction », la série d’articles du site du New York Times qui portait sur les dangers du portable au volant, et dont le jeu Gauging Your Distraction faisait partie intégrante, a été récompensée en avril dernier par un prix Pulitzer.