Vous le savez, chez The Pixel Hunt, on aime les jeux en lien avec le réel. C’est pour ça que nous avons proposé à Pierre Corbinais d’éditer une version web de son titre, ‘Till Cows Tear Us Apart. Pensez donc : un road-trip galactique dans lequel deux voleuses de vaches rencontrent des fantômes, des aliens et des chasseurs de primes armés de rayons laser, quoi de plus ancré dans le quotidien ?
Bon, blague à part, TCTUA, c’est avant tout une histoire d’amour : celle qui lie Enora Bay, une jeune tête brûlée humaine, et Quanee Oxentine, son amante Ahopaloose à la peau émeraude. Elles ont chouré un troupeau de vaches et, à bord de la vieille guimbarde qui leur sert de vaisseau, elles traversent la galaxie à toute berzingue. Leur but ? Revendre les bestiaux aux Truxtoniens (vous ne voulez pas savoir ce que les Truxtoniens font avec les vaches, croyez-moi). Mais évidemment, rien ne va se passer comme prévu… Derrière des graphismes tout en gros pixels et un gameplay épuré qui empreinte au livre-dont-vous-êtes-le-héros, vous allez découvrir une histoire trépidante, farfelue et, au final, émouvante comme un Thelma et Louise du futur. Pierre Corbinais n’a pas son pareil pour inventer des personnages de jeu qu’on aimerait connaître en vrai, ne serait-ce que pour en tomber amoureux – et ce même si on n’a pas les avantages anatomiques d’une plantureuse Ahopaloose.
Initialement, Pierre Corbinais a réalisé TCTUA en deux semaines, dans le cadre de la Space Cowboy Game Jam, qu’il a remportée. Mais le jeu n’était jusqu’ici disponible qu’en exécutable PC, ce qui, nous en conviendrons, n’était pas l’idéal dans une stratégie de conquête du moooooooonde ! Voici donc, grâce aux talents de développeur de Benjamin Gattet (qui a d’ailleurs écrit ici même un superbe postmortem du portage du jeu d’Adventure Game Studio vers le web, pour les amateurs), la version web de TCTUA. Ce premier jeu édité par The Pixel Hunt est hébergé chez Kongregate, alors si vous l’appréciez et si vous avez un compte sur ce site, n’hésitez pas à nous laisser un commentaire et/ou une évaluation positive !
À propos de l’auteur :
Journaliste passionné d’expérimentation, Pierre Corbinais (« Pierrec ») s’est d’abord intéressé à la littérature et à la bande dessinée avant de progressivement glisser vers le jeu vidéo. Il est l’auteur du site oujevipo.fr sur lequel il présente et analyse des jeux aux gameplays originaux. Il cherche également à explorer la narration et les relations humaines à travers ses propres créations. Ah, et il aime les belles chemises, surtout ouvertes (il habite Marseille, faut dire).
2) Le lancement
Comme toute bonne structure qui se lance dans une nouvelle activité, The Pixel Hunt avait élaboré une stratégie tout à fait réfléchie, qu’on pourrait résumer en un mot : YOLO. En bref, initialement, on se disait qu’on allait mettre le jeu sur Kongregate (le plus gros site de jeux « in browser » du monde) et attendre que ça morde. Ça allait FORCÉMENT mordre, car le jeu est super bien.
Sauf que des jeux super bien, sur Kongregate, il y en a plein. Donc le nôtre, nous avons dû l’aider un peu à décoller. La stratégie de communication s’est faite avec les moyens du bord, sans révolutionner le genre mais un peu en mode « guerilla » :
une newsletter en forme de communiqué de presse, envoyée aux amis de The Pixel Hunt, que vous avez peut-être reçue, et qui disait presque exactement la même chose que la première partie du présent post. Envoyée à 690 contacts, ouverte à 40%, elle a généré 30 clics uniques sur le lien du jeu. Ce n’est pas énorme, bien sûr, mais c’est important car dans les premières minutes d’une mise en ligne sur Kongregate, il faut que le jeu vive sous peine de couler dans les tréfonds du site.
un bombardement des copains et followers de The Pixel Hunt sur les réseaux sociaux, Twitter et Facebook principalement (mais aussi des trucs moins conventionnels comme Reddit). Nous y demandions notamment aux plus enthousiastes la même chose qu’ici, à savoir de se créer un compte sur Kong pour commenter et/ou noter le jeu – ce qui est essentiel pour sa visibilité, exactement comme sur l’AppStore. Ici, l’impact est plus difficile à mesurer, mais les posts et tweets ont eu leur lot de retweets, de commentaires et de like. Et quelques minutes plus tard, j’ai vu apparaître des commentaires manifestement laissés par des connaissances (un grand MERCI, d’ailleurs).
un harcèlement des Youtubers (sur les très bons conseils de Fibre Tigre, mais sans son niveau d’implication hardcore néanmoins) pour qu’ils fassent des Let’s Play du jeu. J’ai passé pas mal de temps à chercher des gens
qui avaient déjà préalablement fait des LP de jeux d’aventure
qui n’avaient pas trop de followers (ceux-là sont inatteignables) mais un peu quand même (sinon ça vaut pas le coup)
dont je trouvais le boulot chouette
Bon ce harcèlement de Youtubers n’a pas porté de fruits extraordinaires, mais c’est un boulot de longue haleine. Enfin, tout de même :
un gros boulot de sniper des occasions. Là encore, c’est assez ingrat comme travail : j’ai passé pas mal de temps et d’efforts à envoyer des mails ou des tweets à des médias, particulièrement en France, pour espérer attirer leur attention, sans y parvenir. Voire sans avoir la moindre réponse. Mais il y a aussi des grandes réussites, comme ce tweet. J’aime autant vous dire que quand on pinge Leigh Alexander, une des journalistes jeux vidéo les plus influentes outre atlantique, on n’y croit pas trop. Mais j’imagine que pas mal de choses reposent sur la façon de pitcher un projet. Avec Leigh, je me disais que parler de « Thelma et Louise en jeu » ferait mouche… et manifestement, ça a été le cas.
3) Les résultats
Voilà, nous sommes maintenant une grosse semaine plus tard, autant dire une éternité (je n’ai pas compté le nombre de jeux qui ont été uploadés sur Kongregate après le nôtre, mais c’est probablement au moins une centaine). Je continue à interpeller les médias, et j’ai notamment une promesse d’article de Jay Is Games, LE site de référence sur les « browser games » (que j’adore lire donc je suis bien content), ainsi que l’engagement d’un autre Youtuber de faire un second Let’s Play. Mais le gros de la vague est probablement passé – même si, à ma grande (et heureuse) surprise, le nombre journalier de parties jouées sur Kongregate reste relativement stable.
Voici donc quelques chiffres, à J+8 :
40,246 parties jouées sur le site
Une note moyenne de 3.80, ce qui est plutôt cool ! (bon on a choisi de ne pas donner la possibilité de couper le son et ça énerve beaucoup la communauté, mais sinon ils aiment) C’est plutôt cool car ça nous a permis d’être mis en avant sur la home de Kongregate, ce qui nous a apporté plus de joueurs, etc.
Vainqueur du concours « best of the week »
Sixième du concours « best of the month »
J’aime autant que nous sommes SUPER heureux de ces chiffres. Personnellement, je considère ça comme un vrai succès, et je ne vous raconte pas la joie de lire les commentaires enthousiastes sous le jeu, les demandes de suites etc. On a même reçu un fan art !!!
En parlant de chiffres, une petite considération qui pourrait vous être utile si vous optez un jour pour une publication sur Kongregate : la date de publication est une question qu’il faut se poser. Ce que j’ai pu remarquer, c’est que pour TCTUA en tout cas, la note moyenne monte avec le temps. Nous sommes restés un certain temps à 3.6 – les deux premiers jours environs – puis nous avons lentement mais sûrement progressé jusqu’à 3.8. Ce n’est pas un drame puisqu’en fin de mois, la concurrence est moins acharnée qu’en début de mois, ce qui nous a permis de remporter néanmoins le concours hebdomadaire. Mais ça a nui à notre performance dans le concours mensuel. Pas de regret, car je pense que TCTUA est un jeu trop particulier pour vraiment pouvoir prétendre à une victoire mensuelle, mais bon à savoir néanmoins.
A propos de concours, et de prix, on arrive à la question qui fâche : « C’est bien joli tout ça mais on gagne des sous ? » Et la réponse est… oui et non.
Kongregate fonctionne avec un programme de « revenue sharing », c’est-à-dire que le site reverse aux développeurs une partie des revenus publicitaires générés (entre 25 et 50% selon plusieurs critères). Or comme vous le savez, la pub sur Internet n’est pas forcément un marché fructueux. Au bout d’une semaine d’exploitation, TCTUA a donc rapporté la somme de $35, soit, au cours actuel… pas beaucoup d’€€€
Mais attendez, ne pleurez pas tout de suite pour nous.
D’abord, comme je le disais plus haut, les jeux sur Kong ont une vie relativement longue, en tout cas ceux qui arrivent à faire leur trou. Il n’est pas rare de voir des jeux arriver aux 250000 parties jouées, et les meilleurs jeux culminent à plusieurs millions de gameplays. Dans la première hypothèse, on récupérerait donc $220, dans la seconde (certes peu probable) un peu moins de $1000 par million. Toujours pas l’Amérique, mais hey, it’s something.
D’autant plus que :
Les deux concours que nous avons remportés nous ont aussi fait gagner de l’argent, $250 à chaque fois. Et si nous avions obtenu un meilleur résultat au concours mensuel, on aurait pu chopper plus.
The Pixel Hunt compte maintenant dans son catalogue un jeu exploité commercialement. Et ça, c’est quelque chose d’inestimable, quand on sait que c’est une condition sine qua none pour déposer des dossiers de financement auprès de certains organismes, comme par exemple le fonds Média (ne m’en parlez pas, je viens de me faire jeter un dossier pour cette exacte raison, j’en pleure encore).
Et puis surtout, je vois tout ça comme une expérience extrêmement enrichissante, dont j’ai essayé de donner un aperçu des premières leçons ici. On apprend plein de choses en se frottant à la communauté des joueurs de Kongregate, sans pour autant prendre autant de risques financiers que quand on sort un jeu sur l’AppStore (qui, de toute façon, est autrement plus saturée que Kong). En bref, c’est une super répétition générale pour la suite.
Bon, bien sûr, on ne devient pas riche non plus. Mais on se rembourse avec le plaisir de savoir qu’un jeu très chouette, auquel on croit, a trouvé un public de plus de 40000 personnes. Pour info, la première version du jeu faite par Pierre, disponible uniquement en exécutable PC, avait été téléchargée 1000 fois – désormais, 40 fois plus de gens ont eu le plaisir de jouer cette belle histoire que, personnellement, j’adore. Si cette aventure a servi au moins à ça, c’est une récompense dont The Pixel Hunt se satisfait largement.
Ceux qui suivent un peu ce blog – et vous avez bien du mérite étant donné la fréquence des mises à jour – sont coutumiers de ce rendez-vous de fin d’année. Pour les autres, une introduction : voici une sélection des 10 jeux qui ont le plus retenu mon attention au long de 2014. Néanmoins, si habituellement je parle de « newsgames », je me suis rendu récemment compte que le terme n’était pas vraiment idéal pour décrire le genre d’objets que The Pixel Hunt produit. Je préfère désormais parler de « jeux du réel ». Je vous expliquerai ce que j’entends par là dans une prochaine note de blog, qui devrait si tout va bien être publiée très bientôt (c’est-à-dire avant le « best of des jeux du réel 2015 »). En attendant, bonne lecture et bonne année !
Fin 2013, Jean Abbiateci et moi avons obtenu de la part de l’European Journalism Centre une bourse d’environs 20000€ pour réaliser un reportage sur la reconstruction d’Haïti. Comme l’innovation formelle faisait partie du cahier des charges, nous nous sommes un peu creusé la tête, et nous avons fini par imaginer une sorte d' »article dont vous êtes le héros », à mi-chemin entre le newsgame et le longread (ces reportages multimédia à la Snowfall qui fleurissent sur le web depuis quelques années). « Mouahaha », nous sommes-nous dit, car nous aimons bien rigoler très fort en nous tapant sur le bide, « Mouahaha », donc, « C’est tout à fait nouveau, jamais vu, révolutionnaire, on va casser la baraque ».
Eh bien il faut croire que comme toutes les bonnes idées, celle-ci était dans l’air du temps, puisque quelques semaines plus tard, et avec 4 mois d’avance sur nous, le Guardian publiait The refugee challenge, un… « article dont vous êtes le héros », à mi-chemin entre le newsgame et le longread. Damn.
Le sujet, cependant, est tout autre que la reconstruction d’Haïti. Si vous relevez le défi, vous y incarnerez Karima, une jeune mère de famille syrienne bien décidée à fuir la guerre civile qui ravage son pays pour trouver refuge en Europe. Il va dès lors vous falloir faire des choix, et non des moindres. Passer par la Turquie ou tenter de rentrer directement en Grèce ? Remplir une demande d’immigration légale ou franchir la frontière en douce ? À chaque décisions ses conséquences, et, au final, à chaque périple sa conclusion. Il vous appartiendra, ensuite, de reprendre l’exode au début, un luxe qui n’est bien sûr pas offert aux milliers de syriens vivant dans la misère des camps de réfugiés.
Illustré de témoignages authentiques et de chiffres fournis par le travail des ONG sur place, cet article est un excellent exemple de ce que la fiction peut apporter au journalisme. Bien sûr, Karima n’existe pas. Et en même temps, il y a des milliers de Karima, aux destins divers, et pour comprendre leurs vies, leurs peines, leurs errances, The refugee challenge est, me semble-t-il, un excellent moyen.
Et notre article à nous, alors ? Ah, vous êtes gentils de demander. Ça s’appelle ReConstruire Haiti, et vous pouvez le trouver en cliquant ici.
STOP ! Je vous arrête tout de suite, les deux du fond, là, qui marmonnent déjà. « Mais c’est pas un jeu ça ! », vous entends-je grogner, le sourcil levé, la lèvre retroussée. Alors tout d’abord, arrêtez de faire cette tête, vous êtes très vilains comme ça. Et ensuite, si, c’est un jeu. En tout cas, selon ma définition : « un jeu est une expérience interactive, régie par des règles, dans laquelle l’utilisateur a un objectif et dont le résultat varie en fonction de ses actions. » En outre, ce n’est probablement pas uniquement ma définition, je l’ai probablement vol empruntée à quelqu’un.
Il y a quelque chose de magique dans HMTHYWOF. De magique, et de terrible, aussi. Vous vous y connectez via votre compte Facebook, vous y saisissez une valeur estimée à la louche du temps que vous pensez y passer par jour, et voilà. Après quelques instants de calcul, vous allez obtenir votre résultat, qui va varier selon votre rapport au plus populaire des réseaux sociaux. Le programme va en effet remonter le fil de votre profil, comptabiliser toutes vos actions et interactions, et y appliquer un coefficient pour calculer, au final, la somme totale de temps passé sur FB.
C’est magique, parce que c’est la matérialisation soudaine et concrète d’une quantité que vous savez importante, mais dont vous n’aviez qu’une vague idée. Or, ce n’est peut-être pas votre cas, mais de mon côté, je me pose souvent ce genre de questions. Si je pouvais rassembler la quantité d’eau que j’ai bue depuis ma naissance, ça remplirait combien de piscines ? Si je faisais tenir l’une sur l’autre les cigarettes que j’ai fumées, pourrais-je atteindre la Lune, ou seulement le haut de mon immeuble ? Hum. C’est vrai qu’une fois écrit, ça peut sembler bizarre… Mais bref. Pour ce qui est de Facebook, j’ai maintenant ma réponse. Et vous ? Essayez d’estimer cette durée de tête, et comparez avec le résultat d’HMTHYWOF, pour voir.
Le côté terrible, c’est de ce demander ce que j’aurais pu faire d’autre avec ces 52 jours et quelques… Plus de posts sur ce blog, probablement !
Avouez-le : vous avez toujours rêvé d’être rédacteur en chef. C’est humain, vous fantasmez sur le côté « chef » du boulot. Donner des ordres, avoir des responsabilités, toucher un gros chèque à la fin du mois… Enfin, ce dernier point, c’est bien entendu si vous n’habitez pas au Mexique, ou si intégrité, indépendance et investigation ne font pas partie de votre vocabulaire. Tenez, prenons l’exemple de Zeta, un journal indépendant basé à Tijuana et s’attaquant aussi bien aux cartels de la drogue qu’aux pouvoirs publics corrompus. Eh bien, ses journalistes ont dû pendant des années résister aux menaces et aux intimidations. Ils ont parfois été victimes d’agressions, voire d’assassinats. Et un des deux rédacteurs en chef… s’est fait assassiner.
La chaîne PBS a diffusé un documentaire sur Zeta, et sur la question de la liberté de la Presse en général. Et pour accompagner la diffusion de celui-ci, elle a aussi produit un jeu très simple et néanmoins excellent. Toujours intéressé(e) par un boulot de rédac’ chef ? Félicitations ! Vous voici donc à la tête d’El Centinela-Investigador, copie virtuelle de Zeta. Semaine après semaine, vous allez devoir prendre des décisions. Votre journaliste qui semble avoir découvert un nouveau Baron doit-il poursuivre son enquête ? Que faire si des hommes masqués viennent menacer vos vendeurs de journaux ? Et ce déjeuner avec le ministre, vous y allez ? Réfléchissez bien, car chaque décision peut avoir des conséquences (parfois) positives ou (souvent) négatives sur la diffusion de votre titre, sa crédibilité et la sécurité de vos employés.
The Reportero Challenge est un jeu affreusement difficile, et ça fait bien évidemment partie de son message. Il illustre parfaitement la finesse de la ligne sur laquelle les gens qui se battent pour une presse libre doivent rester en équilibre dans un pays comme le Mexique.
« Dans la cité magique de TradeMarkVille, chaque mot prononcé est instantanément protégé par un copyright, déposé par les avocats du Roi – et par conséquent banni du langage. Du coup, les gens sont obligés de trouver des moyens de plus en plus bizarres pour exprimer leurs pensées . Quand la communication ordinaire devient un casse-tête, la prose devient poésie. »
Si vous ne vous intéressez pas plus que ça au petit monde du jeu vidéo, vous êtes peut-être passé(e) à côté, mais King, le développeur du jeu à (énorme) succès Candy Crush Saga, a déclenché un tremblement de terre en janvier dernier, en tentant de déposer le mot « candy » (bonbon) comme marque commerciale. Le but de la manœuvre était de se protéger contre les petits studios qui grappillaient un peu du succès de Candy Crush en sortant des clones de ce jeu, affublés de noms similaires. Mais la manière n’était pas très élégante, et elle avait de quoi irriter : en gros, King interdisait purement et simplement à tous les autres développeurs d’utiliser un nom commun. Bof bof.
Il y a donc eu pas mal de réactions critiques de la part des devs indés, et la plus élégante est sans doute TrademarkVille, imaginée par Mikhail Popov et l’inévitable Paolo Pedercini (du collectif d’activistes La Molleindustria). Dans ce jeu multijoueurs, vous devez faire deviner des mots simples (« candy », donc, mais aussi « bee », « bird », « apple »… ce genre de choses) aux autres en en écrivant votre propre définition. Problème : à chaque fois que quelqu’un propose une description, l’ensemble des mots qui la composent (y compris les articles) sont instantanément trademarkés. Plus aucun autre joueur n’a par la suite le droit de les employer ! Il n’a fallu que quelques heures à TrademarkVille pour devenir, par conséquent, un jeu extrêmement compliqué, ou périphrases, barbarismes et maltraitance de la ponctuation, mais aussi poésie et associations d’idées sont les plus sûrs moyens de gagner quelques points. On marche sur la tête, bien entendu, mais on se la creuse aussi, ce qui est toujours agréable.
J’ai une confession à vous faire : j’aime bien les jeux étranges. Les trucs minimalistes qui deviennent gargantuesques, par exemple, je trouve ça génial. Ma première partie de Candy Box a ainsi viré au coup de foudre. Pensez donc : un truc 100% en ascii (c’est-à-dire dont les graphismes sont uniquement basés sur des compositions de caractères textuels), qui commence par une simple ligne (« You have 0 candies ! ») et qui finit en aventure épique avec dragons, sorcières et tout le toutim, je dis bravo. Mais si on m’avais averti que je ressentirais à nouveau cet émerveillement avec, en plus, la sensation d’avoir appris quelque chose, je ne l’aurais pas cru.
Et pourtant, c’est le pari réussi de Beep Boop Bitcoin. Dans ce « simulateur perfectionné de bitcoin », vous allez apprendre à devenir « mineur » de monnaie virtuelle. Il vous faudra donc avancer étape par étape, persuadé, comme des milliers d’internautes un peu geeks et très crédules, qu’il y a beaucoup d’argent à gagner facilement. Acheter un ordinateur, fréquenter des forums de discussion pour acquérir une connaissance sommaire sur la monnaie cryptée, investir beaucoup d’argent dans une machine performante qui vous permettra d’en fabriquer (car oui, les bitcoins se fabriquent)… et surtout, vous faire arnaquer dans les grandes largeurs.
Beep Boop Bitcoin est un jeu qui respire l’ironie. Remarquablement écrit, dans une économie de moyens qui sert son propos, il commence comme un simulateur d’économie virtuelle pour se muer, à peu près à mi-partie, en fiction interactive hallucinée et gonzo sur votre descente aux enfers. On rit beaucoup, on apprend énormément sur l’univers interlope du « dark web », et on en ressort avec la conviction qu’on a mieux dépensé son temps en y jouant que d’autres en essayant de fabriquer des Bitcoins. Brillant !
Parfois, je ne comprends pas les Français. Pourquoi aller s’enticher de séries américaines à la House of Cards, quand niveau intrigue et rebondissements on a aussi bien, voire mieux, et pour de vrai, à la tête de notre état ? Heureusement, les gars du Monde.fr sont là pour vous remettre dans le droit chemin avec leur newsgame sur notre Président et ses dilemmes cornéliens.
Le pitch ? « A l’Assemblée nationale, les socialistes n’ont besoin de personne : avec 291 sièges sur 577, ils détiennent la majorité absolue. Mais cette dernière ne tient qu’à un fil. […] Beaucoup de ministres et de ministrables ayant été élus députés en juin 2012, la formation du nouveau gouvernement aura des conséquences sur les équilibres à l’Assemblée nationale. Vous êtes François Hollande. Confronté à des situations politiques réelles ou imaginaires, saurez-vous faire les bons choix pour conserver la majorité absolue des socialistes à l’Assemblée ? »
S’en suit une série de 8 choix plus délicats les uns que les autres, qui vont vous demander un bon paquet de mojo politique pour vous en sortir en préservant votre majorité. Et encore, le jeu date d’avant la fronde de certains députés PS… Une super initiative, donc, signée Jonathan Parienté et Maxime Vaudano des Décodeurs du Monde.fr, et réalisée en quelques jours à peine. Ou quand le newsgame rend intéressant un sujet qui, sous une autre forme, aurait laissé plus d’un lecteur de marbre…
C’est quoi, en fait, un coming out ? Je veux dire, au-delà de la simple définition du terme, que ressent-on quand on est homosexuel et qu’on décide, un beau jour, qu’on a passé assez de temps à le cacher à ses proches ? N’étant pas homo, je ne le saurai probablement jamais exactement. Mais depuis que j’ai joué à Coming Out Simulator, j’en ai une idée plus précise… En tout cas, je sais ce que ça a été pour Nicky Case, l’auteur de ce jeu.
C’est toute la force de COS2014 : une porte ouverte sur l’intime. Vous voilà donc, le héros du jeu, en couple avec un autre garçon et très heureux de cet amour naissant. Votre seul souhait : passer des soirées avec votre amoureux sans avoir à mentir en prétendant que vous travaillez vos cours ensemble. Mais vous redoutez le jugement de vos parents, de culture Coréenne classique. Il va vous falloir du courage pour passer aux aveux.
Prenant la forme d’un livre dont vous êtes le héros enrichi d’illustrations animées, COS2014 se joue de vous. Il vous suggère qu’il propose des « bonnes » options, et d’autres « mauvaises », et que vous devez trouver le chemin adéquat pour traverser cette épreuve sans heurts. Mais c’est impossible. Quelles que soient vos précautions, vos détours, vos compromis, la vérité, la seule que vous ayez à transmettre, celle de votre homosexualité, est impossible à entendre pour vos parents. Alors non, tout ne se passera pas bien. Mais cela ne veut pas dire non plus que vous êtes condamné à la tragédie.
Extrêmement bien écrit, drôle, émouvant, et servi par un graphisme à la fois simple, dynamique et expressif, COS2014 est une réussite. Ce genre de titre démontre assez clairement une des grandes forces du jeu vidéo : sa capacité à provoquer l’empathie.
Il y a les jeux auxquels on a envie de jouer, pour tout un tas de raisons. Ils ont l’air cool, fun, il y a des explosions sympa, vous avez toujours voulu être un plombier italien à moustache, que sais-je ? Une vaste majorité des jeux vidéo sont là pour ça : vous détendre, vous divertir, vous faire penser à autre chose et passer un agréable moment. Pas This War of Mine. This War of Mine est là pour vous faire vivre un enfer.
Jugez plutôt : vous voici plongé dans l’enfer de la guerre, une guerre particulièrement crado, genre le siège de Sarajevo en 1992. Mais pour une fois, vous n’allez pas incarner un fringuant soldat capable de loger une balle de 5.56 nato dans la tête d’un ennemi à 300 mètres en sautant comme un cabri. Au lieu de ça, vous allez devoir présider au destin de 3 civils (une équipe qui s’enrichira d’autres membres au fil de la partie) qui n’ont qu’un objectif : survivre alors que se déchaîne autour d’eux l’enfer des combats.
Ces civils comme vous et moi, vous allez leur demander de fouiller dans les décombres à la recherche du moindre objet pouvant être réutilisé, de bricoler des objets en tous genres, du lit à la cartouche de fusil « faite maison », de combattre le froid, la faim, la maladie… Et rapidement, vous vous rendrez compte qu’il n’y a pas de salut sans pillage de la propriété d’autres survivants. Mais que se passera-t-il quand, pendant une de vos escapades nocturnes, vous tomberez nez-à-nez avec un fils prêt à tout pour que vous reposiez les médicaments destinés à son père malade que vous venez de glisser dans votre sac ? Si vous obéissez, comment soigner les vôtres ? Si vous le tuez de sang froid, serez-vous capable de survivre à la culpabilité, qui viendra vous assaillir en plus de tout le reste ?
Comme l’a dit un journaliste US à propos de This War of Mine : « Est-ce un jeu auquel on a envie de jouer ? Non. Est-ce un jeu auquel toute personne vivante devrait joueur ? Oui. »
Au pays des Polygones, il y a des carrés bleus et des triangles jaunes. Ils s’entendent bien, dans l’absolu. Mais voilà, ils sont « différents ». Et comme dit ma mère, à moins d’avoir reçu une éducation parfaite en matière de tolérance (ce qui me parait très compliqué), « On a tous en nous un petit Le Pen ». On est tous, même si ce n’est qu’un petit peu, raciste – ou, comme on dit chez les polygones, « formiste ».
Evidemment, je ne vous parle pas du racisme outré, « les noirs sont fainéants », « les arabes sont voleurs », « les chinois sont fourbes », « les bretons sont alcooliques ». Il s’agit plutôt ici d’un phénomène latent. Dans une autre vie, j’ai été militant PS dans le XVIIIe. On y parlait tolérance, ouverture et multiculturalisme. Mais on en parlait majoritairement entre blancs. Et dans les classes du collège du coin, il n’y avait que des enfants noirs ou arables. Où étaient les blancs ? Dans le privé, dans d’autres quartiers… Les parents que j’ai interrogés à ce sujet avaient tous la même réponse : « On mettrait bien notre enfant dans cette école, mais ce n’est pas possible, car il serait seul… » Du coup, tout le monde était parti, et personne ne revenait.
C’est de ce genre de phénomène que parle La Parabole des Polygones. Mais pas à propos de l’école – plutôt au sujet de la manière dont les villes se structurent via ce léger racisme, cette méfiance vis-à-vis de la différence qui pousse les gens à quitter un quartier s’ils se sentent « en minorité ». Ce phénomène a été formalisé par le théoricien du jeu et prix Nobel Thomas Schelling, via son modèle mathématique de la ségrégation raciale. Et Nicky Case (décidément !) et Vi Hart en ont fait un article rehaussé de modules de jeu permettant au lecteurs, par la manipulation, de comprendre les conséquences, pour toute la société, de nos préjugés et des choix qu’ils nous dictent. J’ai traduit La Parabole des Polygones en français, mais je n’ai pas les connaissances universitaires nécessaires pour savoir si la théorie de Schelling est « la bonne ». La réalité est probablement plus complexe qu’elle n’apparaît dans cet article, et je doute que la ségrégation puisse se réduire à une seule équation. Néanmoins, je trouve l’utilisation du jeu par Case et Hart pour illustrer un point de vue absolument brillante, j’avais donc envie de la partager avec les anglophobes parmi vous.
Ha ha ! Vous ne croyiez tout de même pas que j’allais finir ce Best Of sans citer aucun jeu impliquant The Pixel Hunt ? Bien sûr, j’aurais pu être modeste et dire que non, qu’on ne peut pas être juge et parti, qu’il est bon de savoir se mettre en retrait et que… BULLSHIT ! Jeu d’Influences, c’est de la balle, et je remercie chaque jour le seigneur et Julien Goetz de m’avoir donné l’occasion de travailler sur ce projet !
Alors pour les trois personnes que je n’ai pas encore saoulées avec ce jeu, un petit résumé. Dans Jeu d’Influences, vous êtes Louis Esmond. Ces dernières années, vous avez réussi à redresser spectaculairement Habinat, une entreprise de BTP sur le déclin, en lui faisant prendre le tournant de la construction écologique. Les affaires vont bien, et vous êtes un patron comblé… jusqu’à ce que Mickael, votre bras droit, se suicide. C’est ballot. Très.
Surtout qu’au drame humain va très vite s’ajouter une tempête médiatique. Vous n’avez pas le choix : pour affronter cette crise, vous allez vous adjoindre les services d’un Spin Doctor, un conseiller en communication spécialisé dans l’urgence. Mais qu’allez-vous lui demander ? Allez-vous accepter ses suggestions qui, si elles défendent toujours vos intérêts et ceux de votre entreprise, peuvent avoir des conséquences dramatiques pour vos proches ? Irez-vous jusqu’à mentir aux journalistes ? Tordrez-vous l’opinion publique ? Et à la fin de tout ça, pourrez-vous encore vous regarder dans une glace ?
Inscrit dans un triptyque transmédia sur les Spin Doctors, en compagnie d’un double documentaire télé et d’un livre, Jeu d’Influences, le jeu, se veut une expérience sombre et mature de docu-fiction. Elle demande au joueur de rentrer en empathie avec le héros pour trancher des dilemmes moraux et prendre des décisions qu’il sait lourdes de conséquences… même s’il ne sait pas toujours lesquelles. Ça ressemble à The Walking Dead, vous dites ? Normal : c’est moi qui ai fait le game design de Jd’I, et j’ai tout pompé, ou presque, sur le chef d’oeuvre de TellTale. Je l’avoue sans aucun problème, votre honneur, je plaide coupable, je raconte tout dans un post-mortem (j’écrirai la seconde partie un jour, promis !) et si je dois aller en prison j’irai. L’important, c’est que ça fonctionne bien. Que vous ayez les chocottes, que vous réfléchissiez en jouant, que vous vous disiez que, tout de même, vous êtes une ordure – ou un brave gars, si vous voulez perdre.
Mais l’autre leçon importante à tirer de ce projet, mis à part que je suis un affreux plagiaire, se trouve du côté des « metrics ». Si Jeu d’Influences n’a pas touché un public extrêmement large (environs 80000 V.U), il a captivé ses joueurs. Le temps de connexion moyen au site est de 25 minutes. La majorité des joueurs a été jusqu’au dénouement. Une bonne part ont même fait deux ou trois parties. Et ça, vopyez-vous, ça me fait vraiment chaud à mon petit coeur de mec qui développe des jeux du réel.
Quand Julien Goetz est venu me voir, en novembre dernier, il avait dans ses valises une demande en apparence simple. « J’écris une expérience interactive sur les Spin Doctors, pour accompagner la diffusion télé de deux documentaires. Je veux faire un truc qui progresse comme une histoire, mais qui se vit comme un jeu. Donc, j’ai besoin d’un game designer, et j’ai pensé à toi. » Les guillemets sont indicatifs, mais sur le fond, c’était ça.
Cette demande m’a à la fois ravi et terrifié.
Terrifié parce que depuis que le jeu vidéo existe, des gens se posent la question de la réconciliation entre la progression de l’histoire et les mécaniques ludiques. Un sacré paquet de game designers, parmi les plus brillants, s’y sont cassé les dents, à coup de cinématiques bancales ou de messages que personne ne lit. Avec ma modeste expérience d’une dizaine de projets, je ne trouvais a priori pas ça hyper raisonnable de m’attaquer à ce défi – un peu comme gravir l’Everest. Par la face Nord. En tongs.
Et si les ludologues avaient raison ? Et si un jeu était avant tout une expérience systémique, le plaisir de la liberté émergente entre des règles strictes ? Et si toute histoire, dans un jeu vidéo, n’était que secondaire, vouée à « sonner faux » de par la rigidité d’une structure plus ou moins linéaire (on ne se sépare pas comme ça de plus de 6000 ans d’Épopée de Gilgamesh) ?
Terrifié, donc. Mais aussi ravi, parce que j’avais une botte secrète. J’allais faire ce que tout bon créatif fait dans cette situation : voler sans vergogne le travail de quelqu’un d’autre.
Il se trouve que j’avais justement, quelques mois auparavant, joué à un titre qui avait radicalement changé ma façon de voir les choses en matière de narration interactive. Ce jeu, c’est bien évidemment The Walking Dead. Je vais essayer d’être le plus synthétique dans ce que j’ai à dire sur TWD, sinon on y est encore demain, mais si vous n’avez pas encore joué à cette perle signée TellTale, une chose : foncez. Ah, et une autre : vous ne savez pas à quel point je vous envie d’avoir encore ça à découvrir.
TWD est un jeu de Zombies. C’est un jeu dans lequel il faut parfois résoudre des énigmes sous la menace des Zombies. C’est un jeu qui vous propose des QTE, des moments où vous devez massacrer un bouton pour éviter de finir en saucisse cocktail pour les Zombies. Autant d’éléments de gameplay qui fonctionnent très bien, mais en vrai, on s’en fout complètement. Ce qui rend TWD extraordinaire, c’est que c’est avant tout une histoire – une histoire qui ne peut pas exister sans vous.
Régulièrement, dans TWD, vous aurez à prendre des décisions pour Lee, le protagoniste principal. Quand l’aventure commence, vous n’avez qu’une connaissance minime de ce personnage : il est noir, la petite quarantaine, et il a manifestement fait une connerie vu qu’il est en route pour la prison. C’est tout. Pourtant, très rapidement, vous allez devoir l’aider à trancher des dilemmes cornéliens, à décider s’il vaut mieux mentir où être honnête, sauver ou abandonner, tuer ou risquer de mourir (généralement mangé par des Zombies, mais on s’en fout, je vous dis).
Comment prendre ces décisions sans en savoir plus sur Lee ? Comment, même, savoir si Lee « vaut le coup » d’être sauvé par vous ? Simple : très vite, presque par nécessité, une bascule s’opère. Vous commencez à décider pour vous-même, et plus pour votre héros. Celui-ci disparaît, ou plutôt il se transforme en vecteur de votre propre moralité. Et quand, à la fin du jeu, vous avez à trancher la plus terrible des alternatives, vous avez tellement investi émotionnellement que si vous ne pleurez pas comme une madeleine, c’est que vous êtres UN PUTAIN DE CAILLOU.
A mon sens, le trait de génie de The Walking Dead est là : la partie la plus intéressante de son gameplay consiste à créer les conditions pour que l’histoire se déroule au moins autant dans votre tête que sur l’écran. Pour y parvenir, le jeu utilise trois éléments : les choix, les conséquences et la tension.
Mais nous, on voulait parler des Spin doctors. Du coup, on a repris ces trois trucs, remplacé les Zombies par un conseiller en com’, et voilà le travail.
Comment ça, « pas assez développé » ? Bon d’accord, pour ceux que ça intéresse, je vais un peu rentrer dans le détail.
1) Les choix
Vous n’êtes pas un Spin doctor. Si vous l’êtes, vous feriez mieux d’aller conseiller François Hollande sur sa comm’ plutôt que de perdre du temps sur mon blog, allez, filez. Vous n’êtes pas un Spin doctor, puisque vous êtes toujours là, et donc la première question qui s’est posée à nous a été « Comment faire pour que vous vous intéressiez aux choix qui se posent à un Spin doctor ? ». Mais Julien Goetz est un malin, on ne la lui fait pas, alors il a répondu à cette question par un changement de perspective : nous n’allions pas vous proposer d’incarner un « spin », mais plutôt de vous mettre dans les baskets du client d’un spin. En l’occurrence, Louis Esmond, chef d’entreprise.
Mais voilà : vous n’êtes pas non plus forcément un chef d’entreprise. Si vous l’êtes, vous feriez mieux d’aller martyriser des stagiaires plutôt que de perdre du temps sur mon blog. En revanche, vous êtes sûrement un être humain, avec ses angoisses. Arriver sur un site et tombez nez à nez avec un mec roulé en boule, prostré dans un coin, il est possible que ça vous intrigue, que vous ayez envie de savoir comment il en est arrivé là. Alors quand, en plus, après une courte scène d’exposition, vous apprenez que son bras droit s’est suicidé, vous allez – en tout cas, c’était notre pari – vouloir en savoir plus. Vous allez souhaiter connaître le fin mot de l’histoire.
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Note de service : à partir d’ici, ça va spoiler à tout va. Vous voilà prévenus
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Seulement voilà : à ce moment de l’aventure, ce fin mot n’existe pas. Il n’est pas encore écrit, ou plutôt, il est écrit de plusieurs façons différentes. Le destin de votre Louis Esmond ne sera probablement pas celui d’un autre, et il attend vos choix pour exister.
En effet, à chaque fois que vous prendrez une décision pour Louis, celle-ci aura des conséquences. Plus exactement, si on soulève le capot, chacun de vos choix a une influence sur une ou plusieurs des six variables que nous avons créées, et qui nous permettent d’adapter le récit à vos mesures. En voici la liste :
Stress
Confiance du spin doctor
UBM
Culpabilité
Honnêteté
Karma
Les trois premières variables sont visibles : elles sont tout le temps affichées à l’écran, matérialisées par les trois jauges en bas, à gauche. Leur rôle (en matière de game design) sera expliqué un peu plus loin dans cet article. Les deux suivantes, culpabilité et honnêteté, ne sont pas visibles. Elles représentent en quelque sorte votre moralité dans cette affaire, et servent un objectif très précis, que je détaillerai également plus tard. Ce qui nous intéresse, tout de suite, pour comprendre comment choix, gameplay et histoire s’entremêlent dans notre jeu, c’est la dernière variable, invisible elle aussi : le karma.
Dans Jeu d’influences, vous êtes souvent amené à faire des choix alors que votre niveau d’information sur une situation donnée est incomplet. Mais parfois, nous vous proposons aussi des choix d’enfoiré. La possibilité vous est alors donnée de faire quelque chose en sachant pertinemment que votre décision va nuire à quelqu’un : un ami, une connaissance, ou même un étranger. Êtes-vous prêt à en arriver à une telle extrémité ?
Si vous « répondez » oui par vos choix, votre variable karma va être décrémentée. Au contraire, si vous refusez de nuire aux autres, de les menacer, ou de les contraindre dans votre propre intérêt, vous gagnez du karma. Cette variable passe donc son temps à osciller entre le positif et le négatif (sauf si vous êtes un ange ou un sac à merde).
Mais à la fin de chaque chapitre, un flash-back vous ramène quelques mois en arrière, pour vous donner du contexte sur la situation que vous vivez. Or, il y a toujours au moins deux versions de ce flash-back : une dans laquelle vous êtes la victime d’événements qui échappent à votre contrôle, et une autre dans laquelle vous vous comportez comme un patron peu scrupuleux, voire comme un criminel, voire comme une ordure finie. Quelle version allez-vous voir ? Cela dépendra : votre Karma est-il positif ou négatif à ce moment-là ?
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a 5 chapitres dans Jeu d’Influences (plus une intro). Ça laisse de la place à la rédemption comme à la damnation. Rien qu’au niveau des flashbacks, il y a donc 2^5, c’est-à-dire 32 histoires possibles. Un peu plus, en fait, car le dernier chapitre ne propose pas deux flahsbacks différents, mais quatre…
Parmi les retours de joueurs que nous avons eus, certains se plaignaient d’avoir à faire des choix sans connaître le passé de Louis. Je peux comprendre que ça soit déstabilisant. Mais l’argument « si j’avais su qu’il avait fait ça, j’aurais pas agi comme ça », lui, m’amusait beaucoup, car je savais que si le joueur avait vu un flashback de Louis perpétrant une horreur, c’est parce que lui-même avait opté pour des décisions pas jolies-jolies…
En fait, ce choit de gameplay est aussi un choix éditorial. Julien et moi tenions ainsi à mettre en valeur le fait que les conseillers en communication de crise ne sont pas là pour vous entraîner d’un côté ou l’autre de la force. Un spin doctor est un simple outil pour un chef d’entreprise (ou un homme politique), comme une pelle, ni plus, ni moins. Les spins feront ce qu’on leur demande de faire. Avec une pelle, on peut planter un olivier ou casser un crâne. Mais il y a peu de chance que l’homme qui fende des têtes à la pelle ait été, quelques mois plus tôt, un arboriculteur pacifiste. Dans Jeu d’Influences, donc, c’est la façon dont vous utilisez votre spin, au présent, qui écrit le genre d’homme que vous étiez, au passé.
Une autre de nos préoccupations était que les choix que nous proposions au joueur, les décisions que nous exigions de lui, ne le détournent en aucun cas de la fiction dans laquelle nous le plongions. Tous tenions absolument à ne pas abîmer la fameuse « suspension de l’incrédulité »par des injonctions mal placées.
Nous avons donc opté, la plupart du temps, pour des choix binaires. J’ai même proposé à Julien que notre jeu fonctionne comme Tinder: un swipe vers la droite pour un « oui », un swipe vers la gauche pour un « non ». Je voulais une immédiateté, une simplicité de prise en main qui permette de se concentrer sur l’expérience. Nous sommes finalement restés sur de bon vieux boutons à cliquer, mais le principe n’est pas très différent.
Cependant, simplicité et binarité n’étaient, dans nos esprits, en aucun cas synonymes de simplifications et manichéisme. Dans le jeu, chaque décision est binaire, mais chaque situation propose une série de décisions, permettant au joueur de garder un grand contrôle sur la précision de sa réaction à la situation. Ça a été assez infernal à écrire pour Julien, mais la vraisemblance documentaire était à ce prix.
A ce propos, une autre donnée nécessaire à l’immersion du joueur dans l’histoire était l’inclusion, par Julien toujours, d’éléments de réel. Soyons clairs : Jeu d’Influences est une fiction, et se revendique comme tel. Mais c’est une fiction extrêmement documentée, un mashup de plusieurs « affaires » de com’ ayant vraiment existé. On y retrouve du Costa Concordia, du Cahuzac, du Findus et bien d’autres. Et si Louis Esmond n’existe pas, il est pourtant l’enfant imaginaire d’un tas de patrons d’entreprise s’étant retrouvés, généralement malgré eux, sous les feux des projecteurs.
Sans ces éléments du réel, pas de choix vraiment intéressants – donc pas de jeu. Une bonne partie de mon travail de game designer a donc été de « traduire » toutes ces péripéties en éléments compréhensibles par le système artificiel que nous avons conçu. C’est le travail que j’évoquais un peu plus haut : définir 6 variables qui seraient la « grille de lecture » de notre situation, puis passer au peigne fin les écrits de Julien pour incrémenter ou décrémenter ces variables, selon l’interprétation que nous en avions. Telle situation a été terriblement dure à vivre pour le patron à qui elle est arrivée ? Dans le jeu, faire le choix qui y mène augmentera la variable « stress » de 10 points. Telle autre a éteint les feux médiatiques ? Elle réduira l’Unité de Bruit médiatique de 30 points…
J’ai ainsi élaboré un tableau Excel décrivant chaque scène du jeu, chaque décision possible, et son effet sur nos six variables.
Quand j’explique aux gens que je trouve cet exercice hyper poétique, ils me regardent généralement avec des yeux ronds.
Grande nouvelle : ThePixelHunt a remporté jeudi dernier le prix «start-up de l’information» (co-organisé par Science-Po Paris et Google), catégorie « professionnel » (la lauréate catégorie « étudiant » est Aïcha Akalay). Comme ne l’indique pas forcément la drôle de tête que je fais sur la photo ci-dessus, c’est évidemment une super nouvelle pour moi et pour mon entreprise, dont j’ai déposé les statuts la semaine dernière. Du coup, je me suis dit que ça en intéresserait peut-être un ou deux dans le fond de lire le texte de mon dossier, récompensé par le jury. Pas les 25 pages, rassurez-vous, seulement la première, celle qui me sert désormais de « profession de foi ».
Voici donc ce texte, qui date de juin, et que j’ai mis à jour avec un ultime paragraphe dans lequel je constate, en me basant sur des actualités récentes, que décidément, c’est un bon moment pour se lancer dans la production de newsgames.
Projet : Création d’un studio
de production de newsgames
Je souhaite créer un studio de production de newsgames, des applications visant à transmettre des informations sous forme de jeux.
Pour comprendre le projet, il est nécessaire d’adopter une définition large de ce qu’est un jeu : une expérience régie par des règles, dans laquelle un objectif est fixé, et dont le résultat varie en fonction des actions de l’utilisateur. Un jeu n’est donc pas nécessairement trivial ou léger. En revanche, il est intrinsèquement interactif. Il n’existe pas sans le joueur, à qui il propose un gameplay (c’est-à-dire, selon Sid Meier – un des plus célèbres game designers – « une suite de choix intéressants »).
Dans les médias « classiques » (presse, radio, télévision), les journalistes se plient à la contrainte de la forme linéaire. Ils organisent les informations dans un ordre particulier, et produisent un objet journalistique figé : article, reportage vidéo ou sonore. Ils adoptent donc la forme du discours, que le public reçoit.
Un newsgame, au contraire, est construit comme une discussion. Il permet à l’utilisateur d’interagir avec un système, c’est-à-dire de manipuler une représentation de l’actualité pour trouver lui-même les réponses à ses questions. Ce système, c’est le journaliste qui le construit en observant l’actualité. Qui en sont les acteurs ? Quelles sont leurs relations ? Leurs intérêts sont-ils convergents ou divergents ? Dans la fabrication d’un newsgame, les réponses à ces questions servent de base à l’élaboration des règles du jeu. Le lecteur devient alors acteur, il se construit au fil du jeu une représentation de la problématique, en s’appuyant sur le canevas proposé par le journaliste.
Aujourd’hui, le jeu vidéo est partout. La génération qui a grandi avec les premières consoles de salon est désormais adulte, et l’âge moyen d’un joueur, en France, est supérieur à 35 ans (chiffre SNJV 2011). Les agences de publicité, les ONG ou encore les musées ont intégré le jeu vidéo à l’éventail des formes qu’ils utilisent pour transmettre de l’information. Et avec la tendance dite des « Serious Games », nombre de grandes entreprises (L’Oréal, Renault, BNP-Paribas…) l’utilisent pour communiquer ou pour former leur personnel.
Il est désormais temps, pour le journalisme, de s’approprier un objet qui représente la première industrie culturelle mondiale en chiffre d’affaire – d’autant que la France est, en matière de jeu vidéo, un acteur mondial de tout premier plan. Avec l’explosion du jeu sur tablettes et mobiles, le marché est là, et la demande pour des jeux qui proposent plus qu’un simple divertissement est vive.
L’entreprise que je veux créer fonctionnera à la fois comme une web-agence de presse et comme un laboratoire d’innovation. Elle reprendra l’organisation et la flexibilité des petits studios de jeux vidéo, en lui adjoignant la rigueur journalistique que j’ai acquise après plus de 10 ans de métier. Elle proposera d’informer autrement des publics qui ne sont plus en phase avec l’info telle qu’on la produit aujourd’hui.
…
En 2013, le contenu le plus lu sur le site du New-York Times n’est pas un simple article, c’est un newsgame. UsVsTh3m, un site publié par Trinity Mirror et spécialisé dans les newsgames courts, impertinents et intelligents, a atteint en novembre les 7 millions de visiteurs uniques en à peine quelques mois d’existence. Et le prestigieux Guardian vient de publier un article on le peut plus sérieux sur le parcours du combattant des réfugiés Syriens pour atteindre l’Europe… sous la forme d’un jeu. Il était temps de créer ThePixelHunt : on dirait que le vrai journalisme interactif arrive !
Ok, ok, je vous fais le coup chaque décembre et c’est probablement le sujet de note de blog le moins original du monde. Mais voici une confidence : j’aime bien ce petit rendez-vous, quand c’est l’heure, chez ThePixelHunt, de se pencher sur les meilleurs newsgames de l’année. C’est un peu l’occasion de faire le point sur l’évolution de la discipline, et en 2013, force est de constater qu’on a plutôt été gâtés. Diversité, qualité, quantité… Rien que dans le brouillon de cette note, qui me sert au fil de l’an à stocker les liens me paraissant vraiment intéressants, j’ai recensé 38 entrées. Descendre la sélection à 10 liens ne fut pas une mince affaire ! Mais voici donc, dans aucun ordre particulier, mes 10 « meilleurs » newsgames de 2013
Un truc que j’aime bien dans les jeux, c’est leur capacité de vous faire rencontrer des personnages et entrer en empathie avec eux, leur force pour vous proposer d’autres vies que la vôtre.Le Pariteur, application très simple mais diablement efficace développées par les potos de WeDoData, vous permet de vivre une aventure de cette sorte, puisqu’il vous propose… de changer de sexe. Enfin, au moins d’un point de vue économique.
Rentrez quelques informations sur vous, comme votre âge, votre métier et votre revenu de référence, et hop ! On vous annonce, chiffres de l’INSEE à l’appui, combien vous gagneriez en plus si vous étiez un homme, ou en moins si vous étiez une femme. Une démonstration édifiante, à mettre entre les mains de ceux (et celles !) qui prétendent que le féminisme – c’est-à-dire l’idée qu’hommes et femmes devraient être traités sur un pied d’égalité – est une lutte du passé.
D’accord, Pipe trouble n’est pas un très bon jeu. Ok, c’est même un vulgaire clone de Pipe Mania, qui, lui, était un titre excellent quand il est sorti… en 1989. Certes, le « message » (faire réfléchir le public aux tenants et aux aboutissants de la construction de pipelines dans l’ouest du Canada) n’est pas asséné avec beaucoup de finesse. Soyons honnêtes : pour résumer, le jeu de Pop Sandbox ne casse pas trois pattes à un orignal. Alors pourquoi en parler ici, me demanderez-vous ?
Tout simplement pour évoquer la levée de boucliers que cet opus, conçu pour accompagner la diffusion d’un documentaire télévisé sur le même sujet, a généré. Dans Pipe trouble, on construit des pipelines, mais si on le fait n’importe comment, on finit par provoquer des manifestations d’opposants écolos… qui font exploser notre belle ouvrage. Il n’en fallait pas plus à tout une frange de la classe politique canadienne pour hurler au scandale, condamnant pêle-mêle la violence des jeux vidéo, le gaspillage d’argent public (le jeu a été cofinancé par TVO, chaîne publique canadienne) et l’incitation au terrorisme. Résultat : une semaine après sa mise en ligne, Pipe trouble a été retiré par TVO de son site. Alors à mon tour d’hurler : « Scandale ! Censure ! C’est la liberté de la presse interactive ludique qu’on assassine ! Beuve-Méry, reviens, ils sont devenus fous ! » Ah, ça va mieux.
Ces derniers temps, je vois passer sur le net de plus en plus de jeux évoquant la délicate question du contrôle des armes à feu aux Etats-Unis. Le dernier en date, The Slaying of Sandy Hook Elementary (attention : ce jeu peut choquer), m’a particulièrement marqué, et je compte revenir dessus dans une prochaine note. Mais ce sont encore une fois les sacrés zozos de La Molleindustria qui se sortent de l’exercice avec les honneurs. Dans leur titre, The Best Amendment, vous incarnez une petite capuche blanche (toute ressemblance avec un signe distinctif d’organisation neo-nazie nord-américaine n’est probablement pas fortuite) qui doit ramasser une série d’étoiles dispersées aux quatre coins d’un plateau.
Seul souci : vous n’êtes pas seul. De fâcheuses capuches noires semblent avoir le même objectif que vous. Niveau après niveau, elles sont de plus en plus nombreuses… et elles sont lourdement armées ! Mais comme vous aussi, vous voilà prêt(e) à défendre chèrement votre peau. Après tout, le premier amendement vous y autorise… Ah tiens, au fait, quand vous aurez un instant de cerveau disponible entre deux rafales, penchez-vous sur les actions de ces fameuses « capuches noires »… Ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Eh oui, on est tous le « cas de légitime défense » de quelqu’un !
Pour faire un jeu vidéo documentaire complètement taré, prenez un game designer, et brisez-lui le coeur. Ensuite, enfermez-le dans son appartement pendant six mois. Et si tout va bien, quand il en sortira, ce sera avec Watergate sous le bras. C’est en tout cas ce qui est arrivé à Samuel Kim, qui, avant de se lancer dans cette aventure, n’avait pratiquement aucune expérience en programmation. Le résultat est un étrange mélange de jeu d’enquête à la sauce point&click, de travail de reconstitution de l’enquête menée par le journaliste Bob Woodward, et d’un humour tantôt potache, tantôt franchement malsain. Le tout saupoudré d’embranchement narratifs cocasses (abandonnez l’enquête au début du jeu, et vous serez projeté en 2013, dans une Amérique qui a produit un biopique dans lequel Nixon est célébré, avec Daniel Day-Lewis dans le rôle principal).
Si je peux me risquer à une supputation, je pense que Samuel Kim a pris pas mal de drogues pendant ces six mois, donnant au passage naissance au premier gonzo-newsgame. Une performance à tester absolument, même si les contrôles du jeu sont désastreux.
Deux jeux en un pour cette entrée, et même treize en un, en fait, puisque la Jam#Gezi en a produit la bagatelle de douze. Dans les quelques cours qu’il m’arrive de donner, je répète souvent que la dernière décennie a vu le jeu entrer pour de bon dans nos vies en tant que média. Désormais, quand il se passe quelque chose dans le monde, de nombreuses personnes sont susceptibles d’y réagir en utilisant le jeu comme on utiliserait le texte, la photo, la vidéo, le son… Voici deux exemples remarquables de cette réalité.
Le premier, Kill Mittal, est un jeu développé par un indépendant en réaction à la fermeture des hauts-fourneaux de Florange par le groupe indien, comme il me l’expliquait dans cette interview. Si vous n’y avez pas joué à sa sortie, pas de chance : depuis, Mittal s’est réveillé et, une menace de procès plus tard, Kill Mittal est hors ligne. Le jeu vidéo commencerait-il à faire peur ? C’est bon signe !
Le second exemple, donc, c’est Jam#Gezi. Petit rappel des faits : Gezi, c’est le nom du parc d’Istanbul que le gouvernement avait décidé de raser en mai dernier, pour construire un centre commercial. Ce projet a donné lieu à une protestation spontanée et une occupation pacifique, qui ont été sévèrement réprimées par les forces de l’ordre, provoquant une vague de contestation dans tout le pays. Et entre autres initiatives pour médiatiser leur cause, une partie des manifestants a organisé une « game jam », une réunion de 48 heures pendant laquelle des passionnés produisent de petits jeux sur une thématique donnée.
Résultat : douze titres, pour la plupart jouables dans un navigateur, qui apportent autant d’éclairages sur les événements. Certains mettent en avant la résistance pacifique des manifestants, d’autres célèbrent des figures iconiques du mouvement comme la femme en rouge, d’autres encore se moquent ouvertement du premier ministre Erdogan… Une belle collection de newsgames éditoriaux, comme on en voit désormais fleurir à chaque grosse actu mondiale (scandale de la NSA, affaire Snowden, wikileaks…)
Si même les studios de jeux vidéo se mettent à faire des newsgames pour accompagner la sortie de leurs titres AAA (c’est comme ça qu’on appelle les blockbusters dans le monde du JV), ou va-t-on ? Bon d’accord, WeAreData n’est pas vraiment un jeu. Il faut plutôt y voir une expérimentation visant à rendre tangible le monde invisible de données qui nous entoure (c’est aussi le sujet du jeu Watchdogs, à sortir en 2014). Dans WeAreData, vous n’aurez pas d’objectif autre que celui de fouiller, d’expérimenter, de tripoter ces incroyable carte de Paris, Londres ou Berlin, mû par votre curiosité.
Mais si vous commencez à explorer, vous serez ébahi par la quantité d’informations représentées : réseaux de communications, transports publics se mouvant en temps réel, trafic routier, emplacement des caméras de vidéosurveillance, données socio-économiques par quartier… Au final, jouer à WeAreData modifiera en profondeur la perception que vous avez de la ville. Nous vivons déjà dans des cités hyper connectées, et quand on voit la quantité de données qui sont disponibles en open source, on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’une masse 10, 100, 10 millions de fois supérieure circule à notre insu. La question du contrôle de ces données sera évidemment cruciale dans les années qui viennent, et WeAreData le fait comprendre avec brio.
L’an dernier, à la même époque, je vous parlais de Game the News, le premier studio du monde à se spécialiser dans les newsgames (si l’on excepte The Pixel Hunt, bien sûr). Il se trouve que ces gens sont anglais, et qu’il doit y avoir quelque chose de particulièrement vivifiant dans le fond de l’air de la perfide Albion, puisque les voilà rejoints par un new challenger, UsVsTh3m. Pour être parfaitement exacts les gens d’UsVsTh3m ne font pas que des newsgames : ils sont aussi spécialisés dans les infos WTF en tous genres, les tops débiles à la Topito et les gifs animés awwwwww. « Complètement con »,me direz-vous, et je vous répondrai que vous n’avez pas tort, même si vous devriez surveiller un peu votre langage.
Sauf que quand UsVsTh3m font des newsgames, la plupart du temps, ils les font vraiment, vraiment bien. C’est-à-dire qu’ils trouvent une excellente idée, et qu’ils l’exécutent au plus effiace, pour proposer un jeu qui colle à l’actu et apporte un éclairage décalé, vraiment intéressant ? Vous en doutez ? Laissez-moi vous donner quelques exemples. Alors que le gouvernement anglais est sur le point d’intervenir en Syrie, ils interpellent l’opinion publique avec une question simple : savez-vous, au moins, où se trouve la capitale du pays avec lequel vous vous apprêtez à rentrer en guerre ? Les résultats des parties jouées, consultables par tous, sont assez édifiantes. Pour se moquer du millionième changement dans les conditions générales d’utilisation de Facebook, ils réalisent ce simulateur qui vaut son pesant de cacahuettes. Il faut alors cocher et décocher des cases absconses… et finalement pas si loin de la réalité ! Ils s’essaient même à des data-games sur la mort, avec une efficacité glaçante.
Non,vraiment, chapeau UsVsTh3m. Tiens, au passage : ils existent depuis quelques mois seulement, et ont fait en novembre plus de 7 millions de VU. COUCOU LES MEDIA FRANÇAIS !!!
Tiens, à propos de Game the News, justement. Dans la lignée de leur Endgame:Syria, ils se sont attelés à la délicate question de la guerre du gouvernement mexicain contre les cartels. Et malgré des petits problèmes d’ergonomie, le résultat est excellent. Pour vous faire comprendre pourquoi, je vais vous raconter ma partie.
Je commence donc ma carrière de chef des forces spéciales de police chargées de la lutte contre les cartels. J’ai pas mal de budget, ce qui me permet de recruter des hommes, et je passe les premiers tours de ce jeu, qui rappelle un peu Risk, à reprendre des territoires aux trafiquants de drogue, qui avaient un peu trop tendance à se penser en terrain conquis. Mais au fil de la partie, et des fluctuations du cours de la drogue, les caisses des bandits se remplissent. Je prends surtout conscience d’une chose : plus j’en élimine, plus la production baisse, plus le prix de la drogue augmente, permettant aux forbans restant (oui, je viens bien d’employer le mot « forban ») de remplir leurs caisses, et de recruter facilement des quantités considérables de chair à canon. Survient alors une élection, et je dois accorder mon soutien à un des deux candidats : celui qui veut appliquer une politique répressive et pénaliser encore plus les paysans qui cultivent la coca, et celui qui milite, au contraire, pour une légalisation temporaire de la production de drogue.
Dans un premier temps, évidemment, je soutiens le candidat répressif déjà en place, qui est réélu. Pour me remercier, il m’attribue un bonus de budget. Mais en à peine deux tours, celui-ci est dépensé, et mes soldats sont laminés par des hommes des cartels sans cesse plus nombreux. Normal : le prix de la drogue n’a jamais été aussi élevé, ils roulent sur l’or. En désespoir de cause, lors des élections suivantes, je soutiens le candidat libéral. A peine élu, celui-ci légalise la culture de la coca, provoquant une chûte vertigineuse du cours de la drogue. Une dizaine de tours plus tard, j’ai repris le dessus dans ma lutte contre les cartels qui, privés de leur unique ressource, n’ont plus les moyens de me résister.
En une partie, j’ai compris par l’expérimentation le concept de « l’effet ballon », que le game designer du jeu, Tomas Rawlings, explique ici. J’ai intégré pourquoi la guerre contre la drogue était vouée à l’échec. Et même si je ne suis pas devenu un militant de la légalisation de la production de coca, j’ai désormais sur cette idée un avis bien plus nuancé. Pour toutes ces raisons, Narcoguerra est un excellent newsgame.
Type:Rider, d’après l’argumentaire d’Arte, qui l’a co-produit, c’est « le jeu vidéo qui vous fait découvrir l’univers de la typographie ». Un docu-game, donc, mais avec une approche vraiment originale, puisqu’il s’agit avant tout d’un jeu de plates-formes. Vous y incarnez un « : », que vous dirigez avec les flèches de votre clavier (ou avec les doigts si vous jouez sur tablette), et vous devez vous frayer un chemin à travers 10 niveaux entièrement composés de caractères typographiques. Un gameplay efficace, qui a fait ses preuves, et qui est remarquablement décliné grâce à un level design aux petits oignons.
Mais Type:Rider est bien plus qu’un jeu d’adresse et de réflexes. D’abord parce qu’il est beau, et pas qu’un peu. Les niveaux ont chacun une personnalité bien définie, illustrant parfaitement l’évolution de l’art typographique à travers les âges de l’humanité. Et puis, parce qu’il vous apprend plein de choses sur son sujet sans en avoir l’air. Les énigmes et embûches que vous rencontrez résonnent avec des évolutions technologiques, les tableaux sont parsemés d’astérisques donnant accès à du contenu documentaire précis et intéressant (bien que moyennement bien mis en valeur), et même la musique, hypnotique, vous immerge dans les époques que vous traversez. Voilà donc un jeu ou game design et propos ont été pensés de concert, un petit bonheur auquel vous reviendrez régulièrement.
Autant commencer par un disclaimer : je ne peux pas être tout à fait objectif sur Fort Mac Money, et ce pour deux raisons. La première : j’y ai un peu participé. Son auteur, David Dufresne, m’a sollicité à plusieurs reprises lors de sa conception et nous avons réfléchi ensemble aux meilleures façons de porter par le jeu son propos documentaire. La seconde : David Dufresne, justement. La passion et l’énergie qui habitent ce journaliste, documentariste et auteur sont extrêmement contagieuses, et la folie du projet Fort Mac Money, cette détermination à expérimenter et à vouloir élargir le spectre de ce qu’est le jeu vidéo, forcent mon respect, et mon admiration.
Ces précautions prises, voilà : Fort Mac Money est un jeu extraordinaire. Il vous emmène au bout du monde, la ville de Fort McMurray, dans le grand Nord du Canada. Dans ce bourg aux contours apocalyptiques, des compagnies pétrolières tordent la terre pour extraire des sables bitumineux un pétrole lourd, à un prix cauchemardesque pour l’environnement. David Dufresne et son équipe y ont passé deux hivers, ils ont rencontré à peu près tout le monde et en ont rapporté un matériel documentaire d’une force rare. Et ce dernier nous est présenté sous la forme d’un jeu d’aventure : à nous, joueurs, d’aller à la rencontre de ces gens, de discuter avec eux, de comprendre leurs vies, leurs problèmes, leurs enjeux. Des enjeux qui, bien sûr, sont les nôtres, puisqu’ils tournent tous autour d’une question centrale : quelle planète voulons-nous ?
Mais ce qui fait toute la force de Fort McMoney, pour moi, tient à la nature même de ce qu’est un jeu vidéo. Dans un jeu, le game designer nous donne l’illusion du choix, de la liberté, des possibles, pour finalement nous imposer ses décisions. A Fort Mc Murray, c’est la même chose : les compagnie pétrolières et le gouvernement prétendent jouer le jeu de la démocratie, mais l’histoire est écrite avant que la partie ne commence. Dans Fort McMoney, on peut aussi voter, et tenter de modifier la ville dans la direction qui nous semble « la bonne ». Mais au final, on aura beau, en tant que joueur, s’égosiller, notre voix n’aura aucune portée réelle. Exactement comme dans la vraie vie. Voici donc le premier newsgame nihiliste : décidément, 2013 a été une belle année !
Du haut de ses plus de 20 ans d’expérience en game design, des quelques bouquins qu’il a signés sur le sujet et de son passé de prof au MIT, à l’université du Texas ou à la New-York university, Eric Zimmerman n’est pas exactement n’importe qui dans le monde du jeu vidéo. C’est même une référence. Alors quand il a publié sur Kotaku un Manifeste pour un siècle ludique, je l’ai lu avec grand intérêt. Et j’ai été surpris et enchanté d’y retrouver le cœur de l’analyse qui me fait, aujourd’hui, consacrer ma vie professionnelle aux newsgames, ces jeux qui ont pour but de rendre apparents et de faire comprendre les systèmes qui nous entourent.
Alors du coup, je lui ai demandé la permission de traduire ledit manifeste et de le reproduire ici, ce qu’il a élégamment accepté. Je vous invite à le lire – et à donner votre avis dessus dans les commentaires. Allez, les trois premiers gagnent 10 points chacun !
Manifeste pour un siècle ludique
par Eric Zimmerman
Les jeux sont anciens.
Au même titre que la composition musicale, l’élaboration d’histoires ou la création d’image, le fait de jouer à des jeux fait partie de ce qui nous définit en tant qu’humains. Les jeux sont même probablement le premier type de systèmes interactifs que notre espèce ait inventé.
La technologie numérique a donné une nouvelle pertinence aux jeux.
Dans notre culture, le développement de l’informatique a accompagné un renouveau des jeux. Ça n’a rien d’un accident. Les jeux comme les échecs, le Go, ou le Parcheesi ont un point commun avec les ordinateurs : ce sont des machines créées pour générer et emmagasiner des états numériques. Si on considère les choses ainsi, ce ne sont pas les ordinateurs qui ont créé les jeux mais les jeux qui ont créé les ordinateurs.
Le XXe siècle était le siècle de l’information.
La théorie des systèmes, les théories de la communication, la cybernétique, l’intelligence artificielle, l’informatique… Ces champs de recherche, qui ont pour la plupart émergé bien avant l’avènement de l’ordinateur, ont participé à la « révolution de l’information”.
L’abstraction de l’information a rendu possibles des bureaucraties et des technologies extrêmement complexes, du télégraphe et des réseaux téléphoniques au NASDAQ et à Facebook.
Dans notre siècle ludique, l’information est devenue un jeu.
Nos réseaux informationnels ne sont plus composés de catalogues de cartes ou d’entrelacs de tubes pneumatiques. Les réseaux digitaux sont flexibles et organiques.
Au cours des dernières décennies, l’information s’est ludifiée. Un des exemples originels est celui de Wikipedia. Wikipedia n’est pas un entrepôt de connaissances parfaitement ordonné. C’est une communauté bordélique et chaotique, dans laquelle les utilisateurs sont aussi les experts, créant l’information ensemble tout en faisant évoluer le système informatif.
Au cours du XXe siècle, l’image animée a été la forme culturelle dominante.
Bien sûr, la musique, l’architecture, la littérature et bien d’autres formes d’expression ont connu une activité florissante au siècle dernier. Mais l’image animée s’est imposée. Le storytelling personnel, les reportages journalistiques, les récits épiques, la propagande politique – à chaque fois, c’est le film et la vidéo qui ont donné le plus de force à ces discours.
L’avènement de l’image animée est étroitement lié à l’avènement de l’information. En tant que média, le film et la vidéo représentent une information linéaire, non interactive, devant laquelle nous sommes spectateurs.
Le Siècle ludique est l’ère des jeux.
Quand l’information devient ludique, les expériences qui s’inspirent du jeu remplacent les média linéaires. L’expression médiatique et la culture, dans le Siècle ludique, sont de plus en plus systémiques, modulaires, modifiables et participatives. Les jeux sont une incarnation très directe de toutes ces caractéristiques.
De plus en plus, les gens vont consacrer leur temps de loisir, consommer de l’art, du design, du divertissement sous forme de jeux – ou au moins sous forme d’expériences qui ressembleront beaucoup à des jeux.
Nous vivons dans un monde de systèmes.
La façon dont nous travaillons, dont nous communiquons, dont nous cherchons, dont nous apprenons, dont nous socialisons, dont nous vivons nos histoires d’amour, dont nous gérons nos finances, dont nous interagissons avec notre gouvernement… toutes ces activités dépendent intimement de systèmes d’information complexes – ce n’était pas le cas il y a encore quelques décennies à peine.
Les jeux s’insèrent tout naturellement dans une société qui laisse une si grande place aux systèmes. Bien sûr, on pourrait dire qu’un poème ou une chanson est un système. Mais les jeux sont des systèmes dans un sens beaucoup plus littéral : qu’on parle de poker, de Pac-man, ou de World of Warcraft, les jeux sont des machines dont les données entrent et sortent, qu’on habite, qu’on manipule, qu’on explore.
Il y a un besoin de ludique.
Avoir la compréhension des systèmes, réussir à les analyser, ce n’est pas suffisant. Nous devons aussi apprendre à les considérer de manière ludique. Un système ludique devient plus humain, il devient un système social, riche de ses contradictions et de ses possibilités.
L’approche ludique est le moteur de l’innovation et de la créativité : en jouant, on réfléchit sur la manière dont on pense, et on apprend à changer notre façon d’agir. Et en tant que forme culturelle, les jeux ont une connexion particulièrement directe avec le ludique.
Nous devons penser comme des designers.
Dans le Siècle ludique, nous ne pouvons pas avoir avec les systèmes qui nous entourent une relation passive. Nous devons nous muer en designers, être capable de reconnaitre comment et pourquoi les systèmes sont conçus, et essayer de les améliorer.
L’automobile a mis des dizaines d’années pour évoluer du statut d’occupation pour passionnés nécessitant une connaissance extrêmement pointue à celui de bien de grande consommation. La technologie digitale, constamment changeante, empêchera peut-être toujours les systèmes matériels et logiciels, qui nous entourent désormais, de se stabiliser de cette façon. Pour être vraiment en accord avec notre monde de systèmes, nous n’avons donc pas d’autre choix que celui de penser comme des designers.
Les jeux sont comme un langage à acquérir.
Les systèmes, le jeu, le design : ce ne sont pas seulement des aspects du Siècle ludique, ce sont aussi des éléments de l’alphabétisation ludique. Être alphabétisé, c’est être capable de créer et de comprendre du sens, c’est ce qui permet aux gens d’écrire (créer) et de lire (comprendre).
Dans les dernières décennies, nous avons identifié de nouveaux types d’alphabétisation : visuelle, technologique… Mais dans le Siècle ludique, être vraiment alphabétisé, c’est aussi maîtriser le langage des jeux. La place prise par les jeux dans notre culture est à la fois la cause et la conséquence de l’alphabétisation aux jeux dans le Siècle ludique.
L’alphabétisation aux jeux peut nous aider à nous attaquer à nos problèmes.
Pour résoudre les problème auxquels le monde doit aujourd’hui faire face, il faut adopter le mode de pensée que l’alphabétisation aux jeux engendre. Comment le prix du litre d’essence en Californie influence-t-il la politique au moyen-Orient, quelle influence cette politique a-t-elle sur l’écosystème amazonien ? Ces problèmes nous forcent à comprendre comment les partie d’un système s’enclenchent les unes dans les autres, créant ainsi un monde complexe, avec des effets émergents. Pour les comprendre, nous devons penser de manière ludique, innovante, transdisciplinaire ; ainsi nous pourrons analyser ces systèmes, les re-designer et les transformer en quelque chose de nouveau..
Dans le Siècle ludique, tout le monde sera game designer.
Les jeux modifient la nature de la consommation culturelle. La musique est jouée par les musiciens, mais la plupart des gens ne sont pas des musiciens – ils écoutent la musique que quelqu’un d’autre a faite. A l’opposée, les jeux requièrent une participation active.
Le game design implique de maîtriser la logique des systèmes, la psychologie sociale, et d’être un bidouilleur de culture. Quand on joue a un jeu en profondeur, on est naturellement amené à penser comme un game designer – à le remanier, à tenter de comprendre comment il a été conçu, à le modifier pour trouver de nouvelles façons d’y jouer. Dans le Siècle ludique, au fur et à mesure que de plus en plus de personnes joueront en profondeur, la ligne de séparation entre joueurs et game designers sera de plus en plus ténue.
Les jeux sont magnifiques. Ils n’ont pas besoins d’être justifiés.
C’est vrai par-dessus tout : si les jeux ont de la valeur, ce n’est pas avant tout parce qu’ils peuvent apprendre quelque chose à quelqu’un ou transformer notre monde. Comme d’autres formes d’expression culturelle, les jeux et l’action de jouer sont en premier lieu importants parce qu’ils sont magnifiques.
Apprendre à apprécier l’esthétique des jeux – la façon dont les systèmes interactifs dynamiques sont capables de créer de la beauté et du sens – c’est l’un des challenges les plus enthousiasmants, et aussi l’un des plus ardus auxquels nous ayons à faire face dans ce Siècle ludique sur lequel le jour se lève.
Vous le savez sûrement, le XXIe siècle est – entre autres – celui de la donnée. A l’heure des metrics en tous genres (pour la collecte), du numérique (pour le stockage et le maniement) et des réseaux (pour le partage et la diffusion), la data est partout, et prend de plus en plus de place dans nos vies. Les partis politiques et grandes entreprises tentent de prévoir le comportement du citoyen lambda à coup de big data, les institutions et les pouvoirs publics tendent doucement vers plus de transparence avec l’open data, n’importe qui peut en apprendre sur lui-même grâce aux nombreuses applications de quantified self qui inondent le marché… et les journalistes, dans tout ça ?
Pour ceux dont le métier est de transmettre l’information et d’expliquer le monde, manipuler des tableaux Excel de milliers de lignes et en tirer la substantifique moelle n’est pas la chose la plus simple qui soit. Le Data driven journalism (ou #DDJ, pour les adeptes de Twitter) demande de trouver les données, de les nettoyer et de les analyser. Mais le travail ne s’arrête pas là : il est ensuite nécessaire d’imaginer une forme pour pouvoir communiquer au public les informations cachées sous les chiffres. C’est notamment la raison d’être de la visualisation de données, ou #dataviz.
Les données visualisées peuvent être des images fixes, bien sûr. Donner à voir, en un graphique, la répartition d’un budget municipal ou l’évolution du nombre de victimes d’accidents de la route au fil du temps, peut être extrêmement parlant.
Pour permettre au public d’explorer en détail une base de données volumineuse ou complexe, il est aussi possible, grâce à la programmation, de la présenter sous forme interactive. L’utilisateur peut alors, en activant des filtres par exemple, afficher certaines données et en masquer d’autres.
Mais la raison d’être de cet article est de tenter de répondre à une question simple : pourquoi le ferait-il ?
J’ai récemment eu l’occasion de me poser cette question en discutant avec Alexandre Léchenet, du Monde.fr, d’un de ses récents travaux, effectué avec Hélène Bekmezian, sur le montant et la répartition de la réserve parlementaire. Les données y sont très nombreuses : plus de 10000 projets financés par des députés, sénateurs ou ministères, avec pour chacun le parlementaire impliqué, les sommes en jeu, le lieu de réalisation et la description du projet… En bref, une somme colossale d’informations mises à disposition du lecteur curieux.
Grâce à un champ de recherche, celui-ci peut en effet se plonger dans la base de données, et isoler les projets par zone géographique, par initiateur, par nom. C’est donc une ressource tout à fait passionnante… pour qui est déjà préalablement intéressé par la politique, la vie parlementaire ou l’utilisation de l’argent public. Vous me direz que ça devrait être le cas de tout bon citoyen, et je vous répondrai par le générique de Oui-Oui.
En attendant que l’humanité déménage en masse dans le pays du nain à grelot, et pour permettre à des travaux précieux comme celui de mes confrères de toucher une audience plus large, je m’interroge sur la pertinence d’utiliser ponctuellement le game design en tant qu’outil de médiation (en vérité, aujourd’hui encore, je n’ai pas trouvé d’idée de GD pour le boulot d’Alexandre et Hélène, alors si vous avez des idées, lâchez-les dans les comm’s).
On se met d’accord sur les termes
Avant d’aller plus loin, et pour répondre à ce « Qu’est-ce que le game design vient foutre dans cette histoire ? » que j’entends d’ici (ne niez pas, j’ai votre IP), petit pont lexical. Qu’est-ce qu’un jeu ? Eh non, un jeu, même un jeu vidéo, n’est pas forcément « Un divertissement pour ado attardé » (j’ai votre IP, je vous dis).
Un jeu, c’est :
une expérience interactive (sans le joueur, le jeu n’existe pas, alors que sans le lecteur, l’article existe – il est juste très très triste)
une expérience régie par des règles (dans un jeu, il y a des choses qu’on peut faire, et d’autres qu’on ne peut pas faire)
une expérience dans laquelle l’utilisateur a un objectif à atteindre (on sait pourquoi on joue, c’est même ce qui nous fait continuer à jouer)
une expérience dont le résultat varie en fonction des actions de l’utilisateur (cette variation est parfois mesurée par une donnée, le « score », mais ce n’est en aucun cas une obligation)
Les plus observateurs d’entre vous auront remarqué qu’un jeu, c’est avant tout une expérience. Voilà justement la dimension qui fait parfois, à mon humble avis, défaut aux projets journalistiques basés sur les données. C’est déjà très bien de permettre aux internautes de compulser librement les informations récoltées, mais même la meilleur volonté du monde ne résiste pas longtemps face à une trop énorme quantité de données. Une botte de foin, c’est grand, surtout quand on ne sait pas si on y cherche une aiguille ou un cure-dents.
Pourtant, en se plongeant en profondeur dans la data, le journaliste a découvert que certains chiffres méritent une attention particulière. Il a déniché les quantités qu’il peut être intéressant de mettre en perspective, les tendances à relever, les exceptions notables… En bref, il sait ce qu’il « faut » chercher : il a identifié des objectifs cachés dans la base de données. Pourquoi ne pas aller encore plus loin, et proposer aux internautes de revivre la même expérience que lui par la manipulation ?
De là-haut je vois plus ma maison
C’est par exemple le sens de la Nukemap, un projet créé par Alex Wellerstein, passionné de bombes nucléaires devant l’éternel (tout existe).
Ce site est en fait un simulateur de bombe nucléaire, basé sur une gigantesque base de données. Il y est possible de créer de toutes pièces une bombe virtuelle, en exprimant sa puissance en équivalent de tonnes de TNT, et de la faire exploser n’importe où sur une Google map, pour voir quelles conséquences ça aurait : pertes humaines, blessés, aire d’effet, zone de propagation des retombées radioactives… C’est un outil intéressant, mais sans un minimum de scénarisation, un utilisateur moins passionné que Wellerstein ne pourrait pas en tirer beaucoup d’infos significatives.
C’est pourquoi l’auteur nous propose, via deux menus déroulants, de choisir parmi des listes de préréglages. Le lieu, d’abord, pourra ainsi être une grande ville contemporaine ou un des endroits de la planète qui a déjà connu une explosion atomique. Et la puissance de la bombe, elle, pourra correspondre à l’arme larguée sur Hiroshima, à la plus grosse ogive française, ou encore à la « Tsar bomba », mastodonte de l’armée soviétique.
Ainsi, les données représentées dans ce simulateurs deviennent tout de suite plus tangibles pour l’utilisateur. Les règles du jeu sont celles de la réalité simulée – on ne peut par exemple pas faire exploser de bombe d’une puissance supérieure à 100 mégatonnes, soit la limite des connaissances scientifiques humaines en matière d’armes nucléaires. Quant à l’objectif, il est suggéré par le dispositif : recréer toutes les conditions de l’attaque sur Nagasaki et voir combien de victimes elle ferait si elle avait lieu aujourd’hui, déterminer quelle cible serait la plus intéressante pour les États-Unis si nous étions encore en guerre froide, voir jusqu’où s’étendrait la contamination provoquée par une bombe nord-coréenne touchant Séoul… D’ailleurs, Wellerstein aurait pu pousser plus loin le concept en fixant des objectifs clairs, en relation avec les zones du globe où la tension nucléaire est vive aujourd’hui.
Bagarres sur la grande boucle
Sur un registre un peu moins explosif, j’ai récemment aidé WeDoData à produire, pour Radio France, une application de visualisation de données interactive sur les 100 éditions du Tour de France. Au menu : tous les tracés, les villes-étapes, les lieux mythiques, mais aussi les vainqueurs et leur palmarès sur cette course.
En cherchant une idée pour mettre en scène les informations relatives à chaque coureur, nous avons vite convenu que publier une simple fiche par cycliste n’intéresserait que les vrais passionnés du Tour, ceux pour qui les statistiques brutes font écho à des souvenirs puissants. Pour retenir l’attention du grand public, qui ne connait que les quelques noms des plus grandes stars de la petite reine, il fallait lui proposer une expérience. C’est ce que nous avons tenté de faire avec les « Duels de Légendes« .
Le principe de cette rubrique est simple : l’internaute y choisit un coureur et son adversaire parmi les 58 vainqueurs de l’épreuve (plus quelques « guest-stars » tels Virenque ou Poulidor), et l’application oppose les deux cyclistes dans une course virtuelle en six étapes. Elles représentent en fait des points de palmarès particulier : nombre de victoires finales, meilleure vitesse moyenne, nombre d’étapes gagnées… Et à chaque fois, les sportifs avancent plus ou moins vite l’un par rapport à l’autre selon les performances accomplies dans leur carrière. La dernière étape est particulière puisqu’elle concerne le dopage : si un coureur a été contrôlé positif et éliminé du Tour pour cette raison, il est de même éliminé de notre course virtuelle, même s’il avait pris le dessus sur son adversaire.
Voici donc un jeu, mais un jeu qui utilise les données réelles comme règles. Bien sûr, nous n’avons pas choisi les points de palmarès à comparer au hasard. Par exemple, si les coureurs contemporains ont une vitesse moyenne bien supérieure à celle de leurs ancêtres, ces derniers avaient l’habitude de boucler la course avec une avance sur le second très conséquente, ce qui n’est plus le cas de nos jours. Ainsi, notre application réserve son lot de surprises. Les monstres du cyclisme, Eddy Merckx en tête, écrasent la concurrence, mais on y apprend que Philippe Thys, triple vainqueur aujourd’hui oublié, ridiculise en matière de palmarès Bradley Wiggins, le champion de l’an dernier.
Data games! Data games everywhere!
Si les bases de données se prêtent bien à une translation vers le jeu, c’est avant tout parce que les jeux vidéo sont en premier lieu des machines à calculer appliquées : ils transforment des 1 et des 0 en histoires. La rhétorique du jeu vidéo (ou procedural rhetoric, comme la désigne le chercheur américain Ian Bogost), c’est l’art de faire passer un message ou une information à travers des manipulations symboliques basées sur des règles. Et que sont les données, sinon des symboles abstraits qui résument des réalités concrètes ? Un taux de chômage de 11%, une vitesse de 44,12 km/h, un budget de 815K€… tout l’intérêt du data game, c’est de créer des règles qui vont pousser le joueur à manipuler ces symboles et à en extraire du sens.
Mais quel sens ? D’après un groupe de chercheurs des universités de Malmö et Copenhague, qui a effectué un travail sur le sujet, » A l’opposée des « serious games » et des jeux militants, un Data game n’est pas conçu pour enseigner une compétence particulière ou convaincre le joueur de quoi que ce soit. Il vise plutôt à lui donner les moyens d’explorer les données par lui-même, en gardant la trace des conséquences de ses actions. » Et les chercheurs de donner quelques exemples de jeux imaginés par eux.
Ils ont d’abord pensé à réutiliser les codes de jeux connus, comme le Monopoly, pour faire réfléchir le public. Dans l’Open Data Monopoly, le joueur commence par choisir une série d’indicateurs dans une liste (niveau moyen de revenu, d’éducation, taux de criminalité, diversité ethnique, niveau de bénévolat…) et par dire, pour chacun, s’il est selon lui un bon indice de prospérité – une notion finalement assez abstraite. Selon ces critères, le jeu génère alors un plateau de Monopoly dans lequel les rues sont remplacées par des villes anglaises connues, ordonnées selon leurs « performances » dans les indicateurs choisis. L’utilisateur a alors affaire à une représentation concrète – et éventuellement surprenante – de sa perception de la prospérité. Voudrait-il vraiment vivre dans la ville qui occupe la case « Rue de la Paix » ? Et si non, peut-il arriver à générer un autre plateau qui reflèterait mieux son désir, en revoyant la façon dont il a estimé les indicateurs ?
Petite parenthèse : il est intéressant de noter que The Landlord’s Game, le jeu qui a inspiré le Monopoly, était en fait un objet politique assez marqué. Ce jeu, inventé par Elisabeth Magie en 1904, a été conçu pour dénoncer l’enrichissement des propriétaires aux dépends des locataires (ce qui ne manque pas d’ironie quand le Monopoly actuel aurait plutôt tendance à célébrer les joies de la rente). Fin de la minute historique.
Mais les chercheurs de Malmö et Copenhague ont aussi imaginé des jeux dans lesquels les données sont vraiment au cœur du « gameplay ».
OpenTrumps, par exemple, est l’adaptation d’un type de jeu de bataille populaire dans les pays anglo-saxons. Sur chaque carte figure un pays, et une série d’indicateur démographiques, économiques et géopolitiques provenant d’une base de données des Nations-Unies (niveau de la dette à court terme, consommation d’eau…). Le but du jeu est, selon la carte que vous oppose votre adversaire, de choisir l’indicateur à comparer pour le surclasser. Dans OpenTrumps, la France est une carte imbattable en terme de revenus issus du tourisme, mais elle n’aura aucune chance face à la carte Japon si on compare le niveau de chômage… Evidemment, pour gagner à OpenTrumps, il faut connaître – ou au moins tenter d’estimer – les valeurs des indicateurs de la carte qu’on vous oppose. La perception de la base de données est donc l’élément qui donne son sel à l’expérience de jeu.
Au chapitre des autres idées proposées, on trouve OpenStreetRacer (qui vous propose de conduire une voiture sur des parcours « réels » basés sur OpenStreetMap), OpenDataCivilization (qui crée des cartes pour Civilization IV dans lesquelles toutes les infos, y compris la distribution des ressources naturelles, sont vraies), Flight Leader (qui vous met dans la peau d’un contrôleur aérien en récupérant les données des vols internationaux sur Flightradar24.com) et bien d’autres… Ce ne sont bien sûr que de rapides prototypes, mais ils ont le mérite de montrer un large spectre de ce qu’il est possible de faire en terme de data games.
Du reste, imaginer des jeux avec les données n’est pas qu’une affaire de chercheurs. Politiques, agences de com’, journaux en ligne (Guardian et New Work Times en tête) essaient de saupoudrer leurs outils de manipulation de #data avec un peu de game design pour proposer des expériences utilisateur plus satisfaisantes. J’ai rassemblé quelques exemples parmi les plus marquants que j’ai vu passer ces derniers temps dans la présentation ci-dessous (Romney Makes, le premier lien, n’est plus en ligne et c’est bien dommage, mais en gros c’était ce principe-là, en bien mieux fait) :
It’s all in the game yo
On peut dès lors se demander si tous les projets de visualisation de données interactives bénéficieraient d’un apport plus ou moins important de game design. Évacuons l’argument qui veut que certains sujet sont « trop sérieux pour en faire des jeux ». Nous parlons ici du jeu vidéo comme forme médiatique, et en tant que tel, rien ne le condamne à la trivialité. De la même manière qu’on peut faire des dessins animés ou des bandes dessinées portant sur une actu « lourde », le jeu vidéo peut lui aussi prétendre à autre chose que le simple divertissement.
Cela dit, il est toujours préférable de choisir une forme en accord avec le fond qu’on souhaite illustrer. Si le but de votre démarche, en tant que « data-driven journalist », est de fournir à vos lecteurs une ressource exhaustive et de leur permettre simplement de l’explorer, alors il ne sera probablement pas utile d’avoir recours au game design.
L’incroyable We are Data, modélisation interactive de toutes les données qui nous entourent quand on vit dans une grande ville comme Paris, est un bon exemple. Rien d’étonnant à ce que cette web app ressemble à un jeu vidéo, puisqu’elle a été produite par Ubisoft et BetC pour promouvoir le prochain titre de l’éditeur, Watchdogs. Mais We Are Data n’est pourtant pas un « vrai » jeu : aucun objectif n’est proposé à l’utilisateur. Il peut bien sûr s’en fixer lui-même (trouver le quartier le plus pauvre de Paris, celui qui est le plus doté en caméras de sécurité, etc.), mais ce n’est pas le but premier de l’objet.
En revanche, si vous souhaitez permettre à l’internaute de comprendre par lui même les corrélations entre plusieurs données, alors le game design est votre ami. Dans un jeu, il y a le plus souvent un conflit, une opposition, un obstacle à comprendre pour mieux le surmonter. Comme le dit Sid Meier (un des plus célèbres game designer, auteur notamment de la série Civilization), le gameplay, c’est « une série de choix intéressants ». A vous de construire une expérience, en proposant des choix qui seront intéressants pour votre public. Ainsi, vous l’amènerez à explorer, à analyser et à comparer des éléments afin de prendre la meilleure décision possible pour atteindre l’objectif fixé. Ces éléments, ce sont les données que vous avez eu tant de mal à récupérer parce qu’elles étaient planquée au fin fond d’un site officiel ou mises à disposition en format jpeg, résolution 45 dpi. Ce serait dommage que vos lecteurs ne s’y intéressent pas parce que la forme sous laquelle vous les leur présentez les fait fuir, non ?
Depuis quelque jours, un jeu vous propose de vous glisser dans les chaussures renforcées d’un ouvrier de l’aciérie de Florange. Un jeu cathartique, puisque vous y balancerez tout ce qui vous tombe sous la main (rails de métal, distributeurs, arbres en pot, C5 ministérielles) dans la tronche d’une série d’ennemis allant du CRS au robot-mixeur géant made in France (qui a bien l’intention d’aplatir votre productivité plutôt que de la redresser). Votre but final ? Débusquer Lakshmi Mittal, l’industriel qui vous a mis au chômage, et lui demander des comptes…
Ce jeu à la fois drôle et acide, c’est Kill Mittal, l’œuvre d’un game designer indépendant, Alexandre Grilletta. Je l’ai donc contacté pour lui poser quelques question sur sa démarche, son mode de travail, la place du jeu vidéo dans la société… Et voici ses réponses.
Peux tu te présenter rapidement ?
Je m’appelle Alexandre Grilletta, mon pseudo c’est al/alonerone et j’ai un travail alimentaire qui est celui de créatif/concepteur dans une agence de communication digitale à Bruxelles. Sur mon temps libre, je développe un petit peu, car avant d’être créa j’ai passé de nombreuses année à l’exécutif, à faire du Flash (action script) et de la 3D.
Comment t’es venue l’idée de faire Kill Mittal ?
J’avais déjà bossé sur des advergames en agence, généralement pour faire les assets graphiques, et ça faisait très longtemps que je voulais me tester à faire un jeu vraiment tout seul. J’avais fait un peu de recherche et développement en vrac sur des idées de GD (Game Design, ndlr)… et pour la thématique, après avoir découvert le boulot de Paolo Pedercini…il était clair qu’elle allait être militante.
A propos, comment as-tu choisi le sujet de la fermeture de Florange par Mittal en particulier ?
Tu as bossé seul dessus ? Combien de temps ça t’a pris ?
Seul oui . Développer le jeu m’a pris 9 mois, sur mon temps libre… Mais je sais maintenant comment j’aurais pu optimiser mon temps de développement … on verra pour le prochain.
Techniquement, tu as développé Kill Mittal en Unity, une plate-forme qui semble avoir le vent en poupe. Pourquoi ce choix ?
Pour sa souplesse, sa puissance, son accessibilité, la publication cross-plateformes… Avec du Flash j’aurais eu un taux de pénétration meilleur sur les navigateurs, mais j’aurais aussi dû réduire mes possibilités.
As-tu essayé d’accorder gameplay et « message » dans ton jeu ? Par exemple, au début de chaque niveau, on doit « recruter » des collègues pour être plus fort et soulever des objets plus lourds. Tu as mis cette règle en place pour rappeler l’action syndicale ? Ou encore, est-ce que la routine pour battre les boss (il faut retourner leurs propres armes contre eux) est aussi là pour exprimer quelque chose du rapport de force entre ouvriers et patronnat ?
Alors là c’est une question qui m’intéresse particulièrement. J’ai eu d’énormes questionnements à ce propos. Au début j’avais eu l’idée d’utiliser le gameplay pour oppresser le joueur, lui faire exécuter des tâches routinières, puis lui demander de plus en plus de skills, dans une phase d’intro, avant de le licencier et de le laisser livré à lui-même dans la rue. Et là, le jeu pouvait commencer dans un style un peu beat’em up (jeu de baston, ndlr), pour voir si après s’être fait prendre pour un con par le Game Designer, le joueur aurait été plus motivé à tout casser. Le GD aurait été mittal, en somme…
J’avais également pensé à un gameplay un peu espionnage / infiltration avec des lunettes comme dans « They live » (Invasion Los Angeles, un film de John Carpenter, ndlr) pour voir quel ouvrier était syndicaliste, donc plutôt de notre coté , et pas mal d’autres idées. *
Il est vrai que ça aurait été plus intéressant d’utiliser le média jeu vidéo pour ses caractéristiques systémiques, plutôt que d’y coller seulement une thématique… J’ai donc réfléchi aux « pour » et aux « contre » d’utiliser des techniques de game design « moderne »… le temps de développement qui allait exploser, la cible qui se voulait très généraliste, le temps d’engagement utilisateur très réduit dans un navigateur… Ayant une expérience dans l’advergaming, et donc étant rompu aux clones d’Arkanoid avec un logo Pepsi à la place de la balle… Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un jeu d’arcade hyper lisible graphiquement, hyper compréhensible au premier abord, et que j’évite de tomber dans le piège de la masturbation intellectuelle qui m’aurait apporté le respect de mes pairs, mais n’aurait pas pu avoir une diffusion suffisante…
J’avais rejoué un peu à Canon Spike et Powerstone sur DreamCast… parallèlement à ça j’adore les jeux qui utilisent les moteurs physiques… J’ai essayé de faire un petit mix des deux… Tout ça pour dire que si j’ai fait ce choix, c’était pas par paresse ou méconnaissance du médium…
Le seul truc que je regrette un peu, c’est qu’en adoptant un système de combat en arène, j’ai pas pu pousser le principe de recrutement afin de le rendre vraiment utile. Là, c’est plutôt un gadget…
Au final, pourquoi faire ce jeu ? Est-ce que tu as un objectif particulier, ou est-ce juste un moyen pour toi de commenter une actualité ?
Principalement, j’ai fait ce jeu pour apporter mon soutien à une cause perdue… Pour essayer d’aller à l’encontre d’une société qui glorifie les starlettes, la manipulation, la fraude et dénigre des valeurs comme le travail honnête des gens du quotidien…
Et puis je voulais aussi tester la réception d’une thématique militante auprès du grand public, lier des relations avec des gens qui ont une vision du JV proche de la mienne, et à terme, fonder une équipe et trouver un business model viable pour essayer d’exister
Vas-tu essayer de montrer Kill Mittal à des ouvriers de Florange ?
Non, j’ai très peur de la réception… Mais je sais que des amis ont déjà partagé le jeu sur différents groupes de métallos, mais je vais pas voir les commentaires pour l’instant…
Plus généralement, penses-tu que le JV soit un média à part entière ?
Quand on voit l’utilisation qu’en font les grands groupes pour la formation de leur personnel à travers les Serious Games… Quand on voit les mécaniques qu’ils pillent au Game Design pour créer de l’engagement utilisateur à travers la gamification… Quand on voit la façon dont pèsent les AAA, les jeux sociaux… Quand on voit que maintenant, les jeux indie (développés indépendamment des gros studios, ndlr) ne sont plus une manière de travailler, mais un positionnement de com’… A mon avis, on est pas loin de voir les gros éditeurs lancer plein de faux studio indé, avec des développeurs recrutés par un DRH, comme les boysband des années90 ! Bref, quand on voit tout ça, j’me dis qu’on s’est encore bien fait voler… Donc oui c’est un média à part entière, que l’on se doit de récupérer !
Crois-tu que le jeu vidéo soit un bon moyen de faire passer des messages/des points de vue ? Est-ce que le jeu vidéo peut faire réfléchir ?
Le fait que l’environnement de jeu soit « virtuel » ouvre tout un domaine des possibles, l’espace et le temps n’ont plus rien à voir avec ceux de la réalité, et si l’utilisateur accepte les règles, il se remet à l’expérience que le Game Designer a décidé pour lui. Je trouve ça magique, franchement !
As-tu des références d’autres développeurs qui font des jeux dans la même veine que Kill Mittal ?
Molleindustria principalement. Sinon, j’en croise de temps à autre mais j’ai pas vraiment fait de recherches là-dessus, j’étais trop pris mentalement par mon développement…
Après on voit souvent émerger des jeux flash sur les faits d’actualités, mais bon, j’suis pas tout à fait d’accord avec le fait d’incarner DSK et sa verge turgescente dans un clone de Pac-man ou le viagra a remplacé les Pac-gommes…
Qu’est-ce que tu penses des JV grand public tels qu’ils existent aujourd’hui, des grosses productions à budget important ?
Beaucoup de mal… J’suis très nostalgique de l’époque ou deux mecs derrière leur Amstrad pouvaient coder un jeu et aller le vendre à un éditeur (non sans se faire entuber, d’ailleurs !)
Maintenant, quand le marketing influe sur le gameplay ou la thématique, j’pense qu’on a franchi un cap… Mais c’est de notre responsabilité d’essayer de faire changer les choses , car le pire c’est que quand tu discutes avec un producteur de jeu indépendant, généralement le type est plutôt cool, concerné par les même problèmes que toi, il trouve que le capitalisme mondialisé c’est dégueulasse, qu’on ne devrait pas autoriser les enfants-soldats… alors pourquoi au moment de réfléchir à un thème et un Game Design il nous pond le concept d’un oiseau avec un jetpack ?
A ce propos, penses-tu qu’il y ait un public pour des jeux qui ne soient pas simplement des divertissements ?
Pour les serious games, oui : il est clair qu’entre me taper 50 pages de manuel ou jouer à une simulation de formation, y’a pas photo… Après tout dépend le type d’information que tu veux distiller… Pour moi, il faut surtout qu’on fasse gaffe de pas faire des trucs uniquement pour l’exploit, mais vraiment toujours penser à la réception, la cible etc…
Plus pragmatiquement, quel est ton « business model » ?
Pour l’instant il est inexistant, mais je suis entrain de finir la rédaction d’une recommandation, sur un business model viable pour le type de jeu que je développe.
As-tu fait Kill Mittal en tant que passionné, ou comptes-tu le commercialiser d’une manière ou d’une autre ?
Ouais, en fremium, à 50cents l’ouvrier… 😉 Non non jamais…
Cet été, j’ai occupé avec grand bonheur un poste de chroniqueur dans #Antibuzz, l’émission de France Inter consacrée a Internet. Pour le grand retour de celle-ci, non pas sur les ondes mais sous forme de site Internet, me voilà chargé de parler des nouvelles narration en ligne. Ça tombe bien, d’abord parce que c’est un peu ma passion, et puis parce que j’avais déjà commencé en juillet, en consacrant une chronique entière au do it yourself vidéoludique.
Pas question de s’arrêter en si bon chemin : ma première chronique #Antibuzz version web se devait donc d’évoquer, elle aussi, un sujet en rapport avec les jeux vidéo – qui sont, à mon sens, une source d’inspiration sans fin pour tout ce qui touche à la narration non-linéaire.
De quoi les jeux vidéo peuvent-ils parler ? De guerre, souvent. De plombiers, parfois. Mais peuvent-ils évoquer, critiquer, décrire, expliquer ou se moquer du réel ? Il semblerait que non, en tout cas pas pour Apple. Depuis quelques mois, la marque à la pomme s’est en effet signalée en retirant de ses rayonnages virtuels plusieurs jeux dont le point commun était de porter un point de vue (plus ou moins distancié) sur le vrai monde qui nous entoure.
Mais le but de cet article n’est pas de vous raconter ma chronique – si le sujet vous intéresse, le mieux est encore d’aller la parcourir vous-même. Ici, je vais plutôt expliquer comment j’ai essayé de lui donner une forme originale, puisque cette tribune est elle-même un newsgame, ou plus exactement une « Chronique dont vous êtes le héros ». Pour traiter ce sujet en particulier, c’était une forme qui me paraissait intéressante, mais elle peut sans doute l’être aussi pour de nombreux autres articles.
Mon objectif, en écrivant cette chronique, était double :
Présenter au lecteur les quatre cas que j’avais recensés de jeux censurés par Apple, sans pour autant que mon texte vire à l’énumération, à la juxtaposition indigeste.
Tenter un récit « interactif », c’est-à-dire une transmission d’information sur le mode de la discussion plutôt que sur celui du récit.
Je suis en effet convaincu que ce second point constitue le véritable avantage comparatif d’Internet. Pour la première fois dans l’histoire de la presse, nous, journalistes, sommes véritablement en mesure de « faire une place » à nos lecteurs. Nous pouvons adapter la façon dont nous leurs parlons d’un sujet en prenant en compte leurs intérêts, leurs interrogations, leurs priorités. C’est une piste qui mérite d’être explorée. Bien sûr, elle est plus exigeante pour le lecteur, puisqu’elle lui demande d’être actif plutôt que de recevoir « passivement » un discours linéaire. Mais elle est aussi potentiellement plus immersive, plus intéressante, comme un cours dans lequel les étudiants doivent participer sera plus vivant qu’un assommant cours magistral.
Ma chronique n’est qu’imparfaitement interactive : si le lecteur est amené à faire des choix pour faire progresser le récit, il n’est « libre » que dans le cadre des propositions que je lui fais. Nous sommes, en quelque sorte, plus proches d’une démarche maïeutique que d’une authentique discussion. Mais c’est un coup d’essai, réalisé avec les moyens du bord, et une contrainte tant OuLiPienne que budgétaire : écrire cette chronique ne devait pas me prendre plus de deux jours de travail.
(D)Écrire des systèmes
L’idée générale de mon (hyper)texte était de donner un aperçu de l’écosystème des jeux rejetés par Apple parce qu’ils parlent du réel. J’ai donc commencé par en faire la liste, en notant, à chaque fois, ce qu’ils avaient de particulier. L’un d’eux adoptait spécifiquement une démarche journalistique pour traiter du conflit en Syrie. Deux autres avaient une portée politique : le premier traitait des ateliers de misère, le second des immigrés clandestins. Le dernier, fruit du travail d’un groupe d’activistes, avait une dimension « méta », puisqu’en critiquant la chaîne de fabrication des smartphones, il s’attaquait directement à Apple.
Du reste, j’ai écarté d’autres jeux car ils ne respectaient pas mon angle. Pipe Trouble, par exemple, un jeu censuré parce qu’il traitait de l’opposition entre constructeurs de pipe-lines et écologistes au Canada, aurait pu être un cas intéressant. Mais c’est la chaine ontarienne TVO qui a décidé de dé-publier le jeu de son site suite à plusieurs plaintes, pas Apple. Il n’avait donc pas sa place dans ma chronique.
Jusqu’ici, mon travail a été celui d’un journaliste : identifier les éléments du récit, le contexte de chacun, et réfléchir à la façon dont ils s’organisent les uns par rapport aux autres. Mais c’est le rendu de ce travail qui diffère : là où, dans un article classique, j’aurais décidé d’un ordre statique pour présenter mes informations (j’attaque avec quel exemple ? Quel autre vient ensuite ?…), dans une chronique non-linéaire, je donne au lecteur la possibilité de choisir cet ordre.
Je mets un peu l’information en scène, en demandant à l’utilisateur d’imaginer que c’est lui qui est à la tête d’une société de production de jeux vidéo. Quel type de jeu va-t-il produire ? Bien sûr, je l’aiguille tout de même dans ses choix. Je lui propose par exemple de décider d’abord s’il veut faire un jeu politique ou un jeu sur l’actu. Puis, s’il choisit un jeu politique, je lui propose d’opter pour une thématique : ateliers de misère ou immigrants illégaux ?
En fonction de ses choix, je lui présente alors les cas réels de studios ayant fait des choix similaires « en vrai », et les obstacles qu’ils ont rencontrés. Plus tard dans le récit, une fois qu’au moins un de ses jeux aura été refusé par Apple, je donnerai au lecteur la possibilité de se « venger » en développant un autre jeu qui critique directement la marque à la pomme…
On le voit, ce que je propose ici au lecteur, c’est en fait la possibilité d’explorer le système que j’ai identifié en faisant mon travail de journaliste, et que je décris. Dans ce système, Apple barre la route à tous les jeux portant sur le réel. C’est le constat auquel je veux amener mon lecteur, pour qu’il se pose finalement une question : pourquoi une telle politique ?
Je mets donc en place une mécanique connue des récits non-linéaires, particulièrement des jeux vidéo : la rhétorique de l’échec. Dans mon récit (comme dans le réel), peu importe les choix que l’utilisateur fait, ses jeux seront toujours rejetés de l’App Store – sauf s’il décide de produire un titre purement divertissant, mais dans ce cas, il aura renoncé à utiliser la forme vidéoludique pour décrire le monde. Une fois qu’il a essuyé plusieurs refus, je permets enfin au lecteur d’arriver à la « conclusion » de l’article : une tentative d’analyse de la politique d’Apple, et un inventaire des solutions alternatives s’offrant aux développeurs ayant l’ambition de marier jeux vidéo et réel.
Hack your traitement de texte
Voilà pour la démarche. Formellement, pour construire cette chronique non-linéaire, j’ai utilisé un programme simple, initialement destiné à l’écriture de fictions interactives : Twine. Ce programme a plusieurs avantages :
Il est gratuit
Il est très simple d’utilisation
Il permet d’exporter son texte en format HTML, lisible facilement sur ordinateurs, tablettes, et même smartphones
Il gère des variables, ce qui n’est pas obligatoire, mais néanmoins extrêmement pratique pour assurer une cohérence narrative (j’y reviens ci-dessous)
L’interface de Twine, bien qu’austère, se prend en main en quelques minutes. Vous commencez à écrire votre texte dans une fenêtre, et quand vous souhaitez proposer un choix à votre lecteur, il vous suffit de sélectionner un mot ou une phrase et de sélectionner « créer un nouveau lien » dans le menu du programme. S’ouvre alors une nouvelle fenêtre, dans laquelle vous pouvez continuer votre texte. A la lecture, l’utilisateur devra cliquer sur le mot en question (qui apparaitra en bleu et en gras) pour continuer sa lecture.
Au fur et à mesure que vous écrivez, Twine construit pour vous un plan de votre récit. Vous pouvez alors voir comment l’utilisateur va circuler, et aussi repérer les culs-de sac que vous avez éventuellement créé. Au final, un diagramme de récit peut paraître complexe, mais étant donné que vous l’écrivez de manière organique, vous pourrez vous y retrouver facilement. A titre d’information, voici celui de ma chronique pour #Antibuzz :
Twine accepte aussi les balises HTML, et l’intégration d’autres médias : sons, vidéos (Youtube ou autre), images… En gros, les fonctions de bases permises par un CMS classique de site d’information. J’ai ainsi pu, au fil de ma chronique, renvoyer vers de nombreux articles écrits précédemment sur chacun des cas de censure par Apple.
Mais ce qui rend Twine plus intéressant à utiliser qu’un simple éditeur HTML, c’est sa gestion des variables. En intégrant à vos passages de texte un peu de code (très simple), vous serez en mesure de garder en mémoire les passages que votre lecteur a déjà parcourus. C’est important, parce que ça vous confère un certain contrôle éditorial sur votre récit. Si vous pensez que le lecteur ne doit pas pouvoir avoir accès à un élément de récit sans en avoir, au préalable, lu un autre, vous pouvez simplement indiquer à Twine de n’afficher un lien qu’à condition qu’un autre ait déjà été visité. C’est par exemple ce que je fais dans ma chronique en ne permettant au lecteur de se pencher sur le cas de la Molleindustria (le studio ayant produit un jeu qui critique directement Apple) qu’une fois qu’au moins un autre de ses jeux a été refusé par la firme de Cupertino.
D’autre part, les variables dans Twine permettent aussi de transformer un texte en « véritable » jeu. Pour mémoire, un jeu est une expérience régie par des règles et dont le résultat varie en fonction des actions de l’utilisateur. En utilisant une variable pour tenir le compte du nombre de titres que chaque lecteur se voit refuser par Apple avant d’arriver à la conclusion de ma chronique, je peux lui attribuer un « score » à la fin de sa lecture !
Si vous souhaitez vous lancer et utiliser Twine pour mener des expériences de narration non-linéaire (journalistiques ou non), un didacticiel très simple est disponible ici. Au passage, ce logiciel peut aussi être très utile pour imaginer des architectures de webdocumentaires.
Pour ma part, je pense que l’appropriation par les rédactions web de ce genre d’outils, au même titre qu’elles ont appris à se servir de Storify, de Thinglink, de Djehouti ou d’autres outils de narration multimédia, pourrait leur permettre de proposer à leurs lecteurs des expériences d’un genre nouveau, plus interactives, immersives et, employons de gros mots, fidélisantes. A l’heure du churnalism et de l’info-zapping qui ne satisfait ni les lecteurs ni les journalistes, ça pourrait être intéressant…