Article initialement publié sur le blog Je Perds donc Je Pense.
Capture d’écran du jeu Avenue de l’Ecole-de-Joinville. DR.
Avenue de l’Ecole-de-Joinville est le fruit du travail d’une équipe d’étudiants de l’ENJMIN, une école de jeux vidéo basée à Angoulême. Il s’agit d’un jeu (en flash) de gestion original : il vous met aux commandes d’un Centre de Rétention Administrative. Régulièrement, un groupe de personnes arrive dans le centre. Chacun de ces pensionnaires est doté d’une histoire propre, mais ils ont tous en commun d’être a priori en situation irrégulière. A vous de décider si vous devez les expulser ou les libérer.
La tâche peut paraître simple ; elle ne l’est bien sûr pas. Vous avez un budget à respecter, votre centre est vétuste, les pensionnaires tombent malades ou s’énervent… Et surtout, ils sont rapidement trop nombreux pour que vous puissiez vous occuper d’eux individuellement. Allez-vous réussir à garder la situation sous contrôle ? Faites une partie pour vous en rendre compte par vous-même.
Sylvain Payen s’est occupé du game design de Avenue de l’Ecole-de-Joinville, et pour en savoir plus sur ce jeu, nous lui avons posé quelques questions.
JPDJP : Bonjour Sylvain. Quel a été ton rôle dans la conception d’Avenue de l’Ecole-de-Joinville ?
Sylvain Payen : Alors pour faire simple, je suis l’instigateur du projet et son game designer – le game designer étant la personne qui définit les interactions entre le joueur et le jeu, ainsi que leurs conséquences.
JPDJP : Peux-tu nous en dire plus sur le cadre dans lequel Avenue de l’Ecole-de-Joinville a été conçu ?
S. P. : Ce jeu a été réalisé à l’ENJMIN, dans le cadre des projets de fin de première année. En fait, tous les étudiants peuvent proposer un sujet, et ils ont ensuite trois mois pour monter l’équipe et réaliser le projet. Sur le nôtre, nous étions quatre de l’ENJMIN : Sébastien Cardona en programmation, Julie Stuyck en graphisme, Olivier Penot à la gestion de projet et moi-même en Game Design. Un étudiant extérieur, Etienne Robin, à réalisé le son.
JPDJP : Votre jeu a un thème très politique. Comment l’avez-vous choisi ?
S. P. : Alors je conseillerais aux lecteurs d’essayer le jeu avant de lire la suite. C’est fait ? Bon. Les Centres de Rétention Administratifs ne sont pas censés être des prisons, mais dans les faits, et grâce à un certain flou médiatique sur le sujet, ils sont gérés de la même façon (à la grande différence que les retenus n’y sont pas pour des délits et n’ont pas été jugés). Plutôt que de montrer la diversité des CRA, nous avons voulu aborder le sujet à travers un exemple, celui du le centre de Vincennes. Il a été incendié en 2008 suite à une émeute, fait divers qui illustrait parfaitement notre propos. Dans la réalité, l’émeute a été provoquée par la mort d’un des retenus, mais quoi qu’il en soit, la tension était grande. Le centre était régulièrement surpeuplé, on y entassait des populations en difficulté d’une manière inhumaine (280 retenus, avec un renouvellement de 30 personnes par jour). Au-delà du débat sur la politique d’immigration, les CRA sont des établissements inhumains, et voués à l’échec. C’est principalement sur ce dernier point que nous voulions interpeller le joueur.
JPDJP : Justement, comment vous y êtes-vous pris ? Quel est le but du jeu ?
S. P. : Le joueur doit gérer un Centre de Rétention Administratif. Il peut s’intéresser a beaucoup de choses : améliorer les salles, s’occuper des retenus ou les réprimer, et même essayer de leur obtenir des papiers ou les reconduire à la frontière. Dans tout les cas les actions sont limitées par leur coût, et surtout le CRA se remplit continuellement.
JPDJP : Vous êtes donc partis d’une actualité « réelle », et vous en avez fait un jeu. Comment cela s’est-il passé ?
S.P. : En fait, la grande question que nous nous sommes posée est « A quel point allons-nous utiliser des éléments du réel ? » Nous avons utilisé les statistiques des origines géographiques des occupants du CRA de Vincennes et nous nous sommes fortement inspirés des histoires d’anciens retenus, que l’on a pu trouver dans des rapports de la Cimade. Ensuite, pas mal de détails correspondent à la moyenne des données des CRA (les différentes pièces qu’on peut trouver dans un centre, les coûts des procédures…). Mais compte tenu du nombre de retenus à Vincennes, nous ne pouvions évidement pas coller à la réalité. : avec presque 300 pensionnaires, le jeu aurait été injouable. C’est finalement assez difficile de trouver des infos sur les CRA, on trouve des faits divers, mais à part les rapports de la Cimade, pas grand chose sur la vie quotidienne des retenus. Alors nous avons voulu montrer ce qui pour nous est l’essentiel : les CRA sont structurellement ingérables.
JPDJP : Quel était le but de votre démarche, en faisant un jeu sur un tel sujet ?
S. P. : Notre objectif était de permettre aux gens de se renseigner un peu sur les CRA et de voir par notre jeu, mais aussi par des sources plus factuelles, que la situation de ces centres n’est pas tolérable. Mais ce sur quoi nous étions tous d’accord, c’était de ne pas tomber dans le piège d’une dénonciation partisane. A vrai dire, les CRA ont été créés sous Mitterrand, et depuis, il n’y a jamais eu de réelle volonté politique de remettre en cause les conditions de rétention.
JPDJP : Que pensez-vous de votre jeu, au final ?
S. P. : A posteriori, c’est certain qu’il y a beaucoup de choix de conception que nous aurions fait différemment. Mais il s’agit avant tout de détails qui auraient rendu le jeu plus simple à maîtriser. Théoriquement, lorsque le joueur essaie le jeu sans connaître le caractère inévitable de la fin (l’incendie du centre, ndlr), il recommence plusieurs fois pour tenter de gérer au mieux le CRA. Le joueur découvre ainsi toutes les possibilités qui s’offrent à lui, et surtout la limite de chacune des stratégies.
JPDJP : Plus généralement, penses-tu que les jeux vidéo peuvent être un medium intéressant pour décrire le monde ?
S. P. : Décrire le monde… le jeu vidéo, en tout cas le nôtre, n’est pas une simulation, il ne dépeint pas la réalité. Quand on conçoit un jeu vidéo on choisit les stratégies qui seront gagnantes, donc on défend forcément un point de vue. Alors pour décrire le monde non. Mais pour mettre en avant une opinion, oui, absolument, et c’est sans doute l’un des médias les plus pertinents. Car il permet aux utilisateurs d’expérimenter, et donc de comprendre par eux-mêmes.
JPDJP : Vous avez obtenu un prix pour ce jeu…
S. P. : Oui, nous avons reçu le prix du Ministère de la culture aux derniers E-magiciens . A vrai dire je ne sais trop quoi en penser. Ce qui est évident, c’est que l’incendie du CRA de Vincennes est un fait incontestable. Et honnêtement ce n’est pas très subversif que de dire que les CRA sont inhumains. Donc je pense que nous donner ce prix, c’était une manière pour le ministère de montrer une ouverture d’esprit, sur un sujet qui au final est assez consensuel…
Propos recueillis par Florent Maurin.