Article initialement paru sur le blog Je Perds donc je pense.
La démocratisation de l’accès Internet à haut débit et des outils de production multimédia comme le logiciel Flash ont permis, depuis quelques années, à un nouveau genre de documentaire de fleurir sur la toile : le webdocumentaire, ou « webdoc ». Sous ce nom générique se regroupent des objets différents, mélangeant en proportion variables photos, vidéos, textes et autres média, mais partageant deux points communs : être interactif… et se baser sur une démarche documentaire.
Mais une différence fondamentale sépare le webdocumentaire de ses cousins audiovisuel ou radiophonique : le public n’y est plus simple spectateur. Libre à lui de choisir ce qu’il veut voir. Dans le documentaire classique, l’auteur expose un point de vue, raconte une histoire, et mène l’auditoire d’un point A à un point B. Le webdocumentaire fonctionne différemment. Il est par essence interactif. Souvent, même, le récit y est délinéarisé ; il ne suit plus une progression en ligne droite mais plutôt la volonté de celui qui le consulte, qui peut faire des détours, s’attarder sur un aspect des choses, en occulter un autre…
Cette liberté n’est pas sans susciter de critiques. Certains parmi les adeptes des formes plus classiques estiment que c’est la cohérence du travail documentaire qui est en danger s’il n’est pas permis à l’auteur d’attirer obligatoirement l’attention sur tous les points qui lui semblent les plus cruciaux. Le « regard » de l’auteur, un des éléments qui différencient un documentaire d’un reportage purement journalistique, est alors altéré. Et il est vrai que la narration, dans un « webdoc », se pense de façon totalement différente. Il faut concevoir une interface et réfléchir au bon dosage du mélange des média (son, image, texte, vidéo, animations…), mais surtout penser le cheminement de l’utilisateur à l’intérieur de l’objet interactif.
Il suffit de consulter quelques webdocumentaires ambitieux (comme Prison Valley , Soul Patron , La Vie à sac …), pour en conclure que parfois, la liberté qui est offerte est vertigineuse, voire paralysante. Au gré de votre souris, vous lancez la vidéo d’un témoignage, faites apparaître une carte, vous éloignez de l’histoire principale… Et souvent, vous finissez par arrêter la consultation, étourdi par l’impression de ne plus savoir où vous allez. A l’inverse, les Webdocs qui prennent le parti de conserver une structure très linéaire, dans lesquels l’interactivité se limite à un clic pour passer à la « page suivante », provoquent rapidement un sentiment d’enfermement et de lassitude.
Sur ce point, les réalisateurs de webdocumentaires gagneraient à s’inspirer des concepteurs de jeux vidéo. Car la question qui se pose ici, « Comment donner à l’utilisateur un sentiment de liberté tout en le motivant à faire avancer le récit ? », cela fait plus de trente ans qu’elle obsède nombre de game designers. Et ils ont trouvé quelques réponses, illustrées largement dans un genre particulier, le jeu d’aventure. Le principe y est simple : le joueur a un objectif défini (retrouver un disparu, élucider un meurtre, etc…), et il doit, pour l’atteindre, parcourir tout un univers à la recherche d’indices qui font avancer l’intrigue.
Le premier webdoc à avoir, à ma connaissance, exploité ce genre de piste, est Voyage au bout du charbon. Construit comme un Livre dont vous êtes le héros , ce travail de Samuel Bollendorff, Abel Ségrétin et Honky Tonk met le spectateur dans la peau d’un journaliste menant une enquête sur les conditions de vie des mineurs chinois. Régulièrement, il faut prendre des décisions sur les endroits qu’on veut visiter, les personnes qu’on doit chercher à rencontrer, les questions que l’on désire poser. Parfois, on arrive dans un « cul de sac », et il faut alors remonter à l’embranchement narratif précédent pour explorer les autres possibilités.
Ces embranchements, qui correspondent à des lieux, sont représentés sur une carte, pour permettre de se repérer. Et on se prend au jeu, à tenter de faire les « bons » choix, à revenir sur ses pas quand on a l’impression d’avoir raté quelque chose, à passer en revue l’ensemble des possibilités. La mécanique a le grand mérite de renforcer l’immersion dans le récit, grâce à une utilisation intelligente et bien scénarisée de l’interactivité. Mais elle est très simple, sûrement trop pour fonctionner sur la durée, d’autant plus que, malgré la promesse initiale, Voyage au bout du charbon ne propose pas de véritable objectif à accomplir.
Une autre tentative, plus récente, adopte la même « mécanique de gameplay » que Voyage au bout du charbon, mais en la poussant un cran plus loin. Il s’agit d’Inside Disaster , un webdoc sur le tremblement de terre en Haïti, réalisé par PTV Productions pour TVO (une télé publique canadienne).
Cette fois, il est possible d’incarner tour à tour trois personnages dont la vie a été bouleversée par la catastrophe : un survivant, un journaliste ou un travailleur humanitaire. De fait, la structure narrative est complexe, car pour chaque « personnage », de nombreuses possibilités s’offrent à vous. Mais quels que soient vos choix, vous serez néanmoins amené à visualiser certains moments-clés du récit : tous les chemins mènent à Rome…
D’autre part, vous réaliserez que le destin du personnage que vous avez choisi croise celui des deux autres. Dès lors, Inside Disaster se signale par sa « rejouabilité » : une fois qu’on a « accompli » une « mission », on a envie de parcourir le webdocumentaire à nouveau, mais en changeant de point de vue. Vous avez refusé, en tant que travailleur humanitaire, de distribuer vos provisions à la sauvette pour que le plus de personnes possible en bénéficie, et ça vous a semblé juste. Mais aurez-vous le même avis quand vous serez « dans la peau » du survivant ? C’est une des vertus des mécaniques du jeu vidéo : favoriser l’empathie, par une forme d’identification au personnage qu’on incarne. Mariée à une démarche documentaire, cette caractéristique ouvre de nouvelles possibilités.
Un troisième webdoc va même encore plus loin dans son utilisation de mécaniques du jeu vidéo. Réalisé pour l’ONG de défense des médias Press Now, On the Ground Reporter vous fait à nouveau enfiler la casquette de grand reporter. Mais cette fois, vous devez réaliser un reportage indépendant pour Radio Darfour, une mission délicate et risquée…
Dès les premiers instants de navigation, on retrouve dans On the Ground Reporter des éléments constitutifs du jeu vidéo d’aventure classique : vous avez à votre disposition une somme d’argent, un inventaire vous permet de stocker des objets et de les utiliser pour résoudre des « énigmes », certains lieux sont inaccessibles, faisant office de « niveaux », un carnet se remplit au fur et à mesure de votre progression pour vous rappeler vos objectifs… Et le « gameplay » (les règles du jeu), même s’il reste plutôt simple (sûrement pour ne pas entraver la progression du « joueur »), est porteur de sens. Un exemple : quand vous arrivez à Kornoy, dans le nord du Darfour, vous tentez de vous adresser aux villageois… Mais ils vous parlent en arabe, et vous ne pourrez les comprendre qu’une fois que vous aurez trouvé un traducteur. Un moyen efficace de faire saisir l’importance des « fixeurs » locaux pour les journalistes internationaux.
Il n’est évidemment pas question pour les web-documentaires de devenir des jeux vidéo à part entière. Mais ces trois exemples donnent une idée de ce que l’utilisation bien pensée de mécaniques vidéoludique peut apporter à certains webdocs, en matière de narration, d’immersion et de stimulation du public. Puisque la famille des documentaires interactifs sur Internet est de toute façon d’une très grande variété, pourquoi ne pas creuser cette piste au même titre que les autres ?
Une mise en garde, néanmoins. Après avoir connu une heure de gloire dans les années 80 et 90, le genre du jeu vidéo d’aventure traverse actuellement un passage à vide. Ce qu’on lui reproche ? Avoir tendance à camoufler, sous un aspect d’univers ouvert où le joueur peut évoluer librement, une trop grande linéarité. En donnant à l’utilisateur un accès à l’interactivité, et donc le goût de la liberté, le webdocumentaire a peut-être, sans le savoir, ouvert la boite de Pandorre…
Sur le même sujet, voir aussi Webdocumentaires et narration non-linéaire.